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De l’enfance archaïque à la Matrice


Publié le 23.08.2022

Belle plongée dans la danse fluide de Faun et Noetic à Château Rouge, Annemasse, le 31 août avec deux pièces interprétées par le Ballet du Grand Théâtre dirigé par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui et présentées lors de La Bâtie Festival de Genève.

Faun est une transfiguration, entre archaïsme et enfantin, du célèbre Après-midi d’un faune imaginé en 1912 par Nijinski sur la musique de Debussy. Devant une immense forêt mélancolique, l’œil suit le Faune et une seule Nymphe. Ces mythiques figures sont à la fois joueuses et ensauvagées. Comme le yin et le yang de toute vie terrestre. Leurs mouvements mis en miroir baignent dans une musique mêlant l’Occident à l’Orient.

Pour Noetic, les interprètes créent l’espace à l’aide de longues tiges conçues par le plasticien britannique Antony Gormley. Elles se font vite cercles, puis s’assemblent pour dessiner une sphère évoquant notre planète bleue au cœur d’un univers futuriste. Les percussions de Shogo Yoshii, la voix d’aurore boréale de la chanteuse Miriam Andersen, la musique très cinématographique signée Szymon Brzoska et les voix des danseurs et danseuses forment un ensemble tour à tour intriguant et envoutant. Ourlé d’une atmosphère graphique abstraite, fantastique et tactile par le toucher, l’opus marque durablement. Cette marche en avant communautaire de l’humanité révèle in fine son vieillissement et sa mortalité au fil d’un poignant duo flageolant sur ses appuis.

Rencontre avec Sidi Larbi Cherkaoui autour de ses deux chorégraphies existentielles.


La partition originelle de Debussy est mêlée à celle de Nitin Sawhney, un compositeur actif chez le chorégraphe Akram Khan avec lequel vous avez créé Zero Degrees.

Sidi Larbi Cherkaoui: Ce que j’aime dans Le Prélude à l’Après-midi d’un faune, c’est son côté irréel. A aucun moment, la partition de Debussy ne se pose. Même si les mélodies sont bien là, la musique est continument à la recherche d’elle-même. On y ressent une fluidité à la manière d’une brume. La collaboration avec le compositeur indien Nitin Sawhney, elle, participe du désir de faire réécouter, en la décalant et ramifiant, une musique du début XXe si connue que tout le monde pourrait possiblement la chanter.

Il est donc intéressant de la faire dialoguer avec un compositeur contemporain aux accents électro. Cela permet de s’inscrire dans une forme de danse visant à la faire sortir de son moule historique du début du siècle dernier. Pour mieux l’entendre. C’est une manière d’apprendre à voir et à écouter autrement. Soudain ces deux mondes sonores fort différents se rencontrent. L’œuvre de Sawhney est basée sur des musiques électroniques et des thèmes indiens avec une dimension quasi-world music.



Vous avez favorisé une forme d’hybridation entre le corps du Faune et celui de la Nymphe.

J’ai été significativement inspiré par Nijinski. Il rapatriait une dimension sexuelle dans sa chorégraphie travaillée par l’intense désir de l’Autre. Si j’ai souhaité aussi travailler dans cette direction, Faun est néanmoins animé d’un sentiment d’innocence. Une sorte de premier amour, où l’attirance se révèle mutuelle tout à cet élan d’être fasciné par l’Autre.

A mes yeux, le masculin est ici puissamment animal alors que le féminin se révèle floral. Riche d’une dimension terrienne, la Nymphe ne fait-elle pas partie de la forêt et de ses arbres? L’animal et le végétal, le ying et le yang, l’expiration et l’inspiration se rencontrent donc à travers ces deux personnages. Ils se reconnaissent l’un dans l’autre. D’où nombre de mouvements repris comme si ces êtres mythologiques se contemplent dans une glace ou sont reflétés par l’eau d’une rivière. Les voici reliés à eux-mêmes par cette mise en miroir, les deux corps n’en formant plus qu’un. Mais avant la fusion, se déploient une curiosité, et un jeu proche de la chasse. L’un s’en va suivre l’autre. Jusqu’à s’y fondre.





Au début, le Faune apparaît tel un enfant dans ses mouvements quasi-somatiques.

L’envie est d’évoquer un réveil tant de l’innocence que de la curiosité. Il y a aussi cette idée d’explorer son propre corps. Au cours de cet éveil, on voit le Faune s’étirer, à l’image d’un chat. D’où l’exploration de ses propres membres comme un bébé qui grandirait très vite.

C’est ce que j’aime chez les animaux, leur vitesse de croissance et leur capacité d’articulation aussi présente dans ce Faune. Dès leur naissance, les animaux ont cette conscience intime de la manière d’avancer et de se nourrir. Ce développement prend naturellement un temps plus conséquent chez l’être humain.

Noetic explore l’action de la gravité sur les êtres et la relation entre mouvements et émotions.

L’envie de cette pièce s’est développée à deux niveaux. L’un témoigne du corps humain comme esprit de partage. Il y a ainsi beaucoup de gestes de l’ordre du toucher. En témoignent ces groupes de deux ou trois personnes qui en soutiennent une autre. Cela emblématise les appuis que l’on peut trouver les uns à travers les autres. Mais aussi une guérison et une envie de rituel commun.

Au plateau, il s’agit d’une forme de communauté évoquant les fourmis qui travaillent ensemble. Les interprètes s’essayent à trouver une énergie prompte à se recycler à l’infini, un battement de cœur qui jamais ne s’arrêtera. Sans oublier un jeu sur le binôme femmes-hommes. De fait, à certains moments, les hommes endossent des costumes féminins. Et inversement. D’où une fluidité où les rôles genrés s’échangent.






Les interprètes manipulent et agencent de fines et longues lattes.

C’est à l’image du fait qu’il n’existe guère de ligne droite dans la vie. Tout me semble proche de la courbe dans une modulation de la gravité. Les réalisations plastiques Antony Gormley m’ont permis de créer cercles et sphères, plateforme au sol et structure évoquant une toile d’araignée. Il existe une dimension tout à la fois géométrique et mystique dans cette pièce. Elle est partagée entre des motifs arabisants et d’autres carrés et circulaires.

Le corps humain pris dans ces formes géométriques ouvre sur une danse. De fait, ces longues tiges favorisent mouvements et postures. Elles peuvent donner l’impression d’une réaction chimique en chaîne ou une configuration de planètes. Il existe donc un jeu alchimique sur les échelles de représentation, du microcosme au macrocosme.

Au terme de la pièce, un duo s’extrait en vacillant de cette matrice parfaitement architecturée. On songe à la détresse dépeinte par Masaccio dans sa fresque Adam et Ève chassés de l’Éden.

Il s’agit d’une possible évocation de la vieillesse qui voit le corps trembler. Si le corps commence à se déliter, se décomposer, il n’arrête toutefois jamais de bouger. Même mort, le corps est encore susceptible de plusieurs virtualités et manifestations.

L’image peut rejoindre celle d’Ève et Adam bannis du Paradis. Mais c’est aussi l’histoire d’un couple chassé de la Terre. Par ailleurs, elle évoque l’idée d’attachement. A ce titre, rien ne semble parfois pire qu’un cœur brisé dans la vie, suite à une séparation ou un deuil. Cela peut se révéler presque insurmontable ne permettant pas toujours d’y survivre.

Cet aspect profondément humain et organique a parfaitement sa place au cœur d’une pièce très systémique. Pareil tableau fait sens comme une finitude possible, une sorte de coda - en musique la coda est le moment qui scelle un morceau. Dans le ballet classique, la coda est la dernière partie d'un pas de deux ou final, ndr.


Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Faun et Noetic
Le 31 août à Château Rouge, Annemasse (F), dans le cadre du festival de La Bâtie

Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphies
Ballet du Grand Théâtre

Informations, réservations:
https://labatie.ch/fr/programme/cherkaoui-sidi-larbi-faun-noetic

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