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"Eldorado", le monde en spectacle

Publié le 15.09.2015

 

Patrick Mohr ressemble à ces oiseaux migrateurs qui parcourent des milliers de kilomètres, libres, mais dans des nuées bien ordonnées. Liberté, rigueur et simplicité. Le metteur en scène a lui aussi pas mal baroudé, de Papouasie-Nouvelle-Guinée à l’Afrique, où il travaille souvent. A Genève, où il est né, ses projets tournent régulièrement de l’autre côté de la frontière. Son intérêt pour le multiculturalisme et la migration ne date pas d’hier. Sur les traces de son père, il a lui aussi photographié le monde à vingt ans, découvrant le théâtre sur des places de village. Un théâtre vivant qui, depuis plus de vingt-cinq ans, dissipe les frontières entre conte, musique, chant, danse. Ses spectacles se façonnent aussi avec des artistes de tous horizons. Parmi les fidèles, le grand comédien malien Hamadoun Kassogué, ou encore Antonio Buil, qu’on voit aussi souvent sur les écrans. Dans Eldorado, à découvrir du 15 au 27 septembre au Théâtre du Loup, l’acteur d’origine espagnole est le Capitaine Piracci ayant pour mission d’intercepter les embarcations chargées d’exilés au large de la Sicile. Entre épopée et réalité, le récit de Laurent Gaudé adapté par Patrick Mohr convoque sur scène pas moins d’une quarantaine d’artistes d’ici et d’ailleurs. Un spectacle-monde, ou le monde en spectacle.

 

«La folie du projet, c’est d’avoir une quarantaine d’artistes sur scène», confie Patrick Mohr, co-fondateur du Théâtre Spirale à Genève. Sa compagnie a élu domicile à La Parfumerie, au bord de l’Arve, chaleureux théâtre qu’il a fondé il y a plus de vingt ans avec d’autres artistes. Pour évoquer la migration, au cœur d’Eldorado d’après Laurent Gaudé, le metteur en scène a convoqué une quinzaine de comédiens, danseurs et musiciens professionnels, dont certains venus du Sénégal tout spécialement pour cette création. «J’avais besoin qu’une partie de l’équipe reflète directement les protagonistes de l’histoire que l’on raconte. Le mélange d’acteurs migrants établis à Genève, de Genevois et d’artistes venant d’Afrique me permet de toucher différentes façons de voir le monde, de bouger et d’habiter une scène», explique-t-il. Un chœur de migrants originaires de quinze nationalités différentes et un chœur de femmes «autochtones» issues du Mouvement des Aînés participent aussi à Eldorado.

 

Le récit du capitaine Piracci

L’histoire, justement, croise plusieurs destinées. D’abord celle du capitaine Piracci (Antonio Buil, fantastique acteur présent sur les planches et les écrans romands), chargé d’intercepter les migrants dans les flots agités de la Méditerranée. Si le Sicilien sauve des vies, il les condamne aussi au renvoi dans leurs pays d’origine, lorsqu’il n’arrive pas trop tard. A travers son personnage s’exprime le point de vue européen de la migration, détaille Patrick Mohr. «Il s’est toujours vu comme le défenseur de la forteresse Europe, mais il sent que sa vie va basculer. Il partira vers la Libye et fera le chemin inverse des exilés.» A son récit s’entremêle celui de «la femme du Vittoria», qui entend venger son enfant mort à bord du navire surchargé d’émigrés dans lequel elle avait embarqué. En parallèle, on suit également la route de deux frères quittant l’Afrique en quête d’un Eldorado rêvé. Soleimane est incarné par le jeune comédien Alassane Gueye, arrivé du Sénégal début août pour le début des répétitions. Hamadoun Kassogué, dit Kass, habite le personnage de Jamal. Comme souvent dans les mises en scène de Patrick Mohr, on retrouve le grand artiste malien, griot et conteur qui porte l’héritage de la culture peul dans laquelle il a grandi, au Pays Dogon.

 

Foisonnement humain

Pour «trouver la simplicité et la rigueur au milieu de ce foisonnement humain», où se mêlent récit, chant, conte, musique et danse, Patrick Mohr s’est aussi associé au chorégraphe belge Koen Augustijnen. D’autant que le collaborateur d’Alain Platel et des Ballets C de la B avait lui-même le projet de travailler sur la barrière de Ceuta. Au son de la kora notamment, ce spectacle-monde promet un long voyage à travers les continents artistiques et géographiques, où différents langages résonneront les uns avec les autres. Le wolof, le dioula ou l’arabe sont autant de langues que l’on entendra chanter, en écho au récit de Laurent Gaudé adapté par le metteur en scène.  

 

 

Le multiculturalisme, une figure de proue

Rien de linéaire, donc, dans ce spectacle qui place l’humain au centre, avec le multiculturalisme en figure de proue. Car le thème de la migration est indissociable des pérégrinations artistiques de Patrick Mohr, depuis qu’il a découvert le théâtre en voyageant, appareil photo à l’épaule, dans le sillage de son père Jean Mohr. C’était avant la création du Théâtre Spirale, en 1990, avec Michele Millner. Puis en 1999, déjà, il mettait en scène Sortir de l’ombre sur des femmes sans-papiers résidant en Suisse. Dans Les Emigrés, du Polonais Slawomir Mrozek, il braquait ensuite les projecteurs sur les conséquences humaines de l’immigration.

 

 

Actualité et responsabilité

Si Patrick Mohr a aujourd’hui choisi d’adapter le roman de Laurent Gaudé, écrit en 2006, c’est avant tout pour «sa capacité à traiter l’actualité avec suffisamment de distance pour pouvoir élaborer une vraie réflexion en profondeur sur le sujet. En réussissant à la fois une approche sensible et intelligente, il nous oblige à entrer dans la complexité de cette thématique». L’actualité qui fait la une des grands titres de presse européens a soudainement rattrapé Patrick Mohr. Quel sentiment cela lui inspire? «C’est très troublant et cela nous confère une responsabilité. On se doit d’être le plus juste et le plus exigeant possible pour ne pas trahir ceux au nom desquels on prend la parole.» Rendez-vous au Théâtre du Loup voisin, qui accueille cette aventure de taille sur son grand plateau.

 

Cécile Dalla Torre

 

Eldorado, Théâtre du Loup à Genève du 15 au 27 septembre, puis en tournée franco-suisse. Rencontre Art et engagement avec Laurent Gaudé, mercredi 16 septembre à 18h00 au Théâtre de la Parfumerie (www.laparfumerie.ch - réservation conseillée au 022 341 21 21)

 

Découvrez toute la saison du Théâtre du Loup sur leprogramme.ch ou sur le site www.theatreduloup.ch

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