Social Tw. Fb.
Article

Happy Birthdead, Nelly Arcan

Publié le 27.02.2024

«Il faut mettre des gestes là où il y a eu que mes larmes.» Ainsi se scelle Dissection Putain de Folle jouée et co-mise en scène par Dolo Aurore Andaloro d’après des écrits de Nelly Arcan - Putain et Folle oscillant entre émancipation et aliénation.

A découvrir les 5 et 6 mars au Théâtre du Loup dans le cadre du Festival C’est déjà demain!

En sa chambre d’enfant, la narratrice nous convie à son ultime anniversaire. Son corps est un décor qui se monte et se démonte. Tout à l’heure, elle s’ôtera la vie pour ses 30 ans. L’écrivaine n’était-elle pas terrifiée à l’idée de vieillir? L’une des dimensions fortes de ce spectacle est de mettre en exergue la culture multiforme de l’inceste interrogée par l’écrivaine québécoise.

Dans son œuvre, Nelly Arcan parle des images comme de cages posées sur l’identité féminine tout en se coulant dans ses mêmes images assujetties au désir généralisé mis en avant par un système patriarcal. Cette posture d’une grande franchise fut estimée irrecevable par nombre de féministes et d’antiféministes notamment. Avec elle, il est question de l’économie prostitutionnelle généralisée régissant nos sociétés. Mais aussi d’un ex désiré autant qu’haï et adepte de sites X, de pères incestueux, de scarification et de nihilisme autodestructeur.

En «perruque de Lolita», Dolo Aurore Andaloro fait circuler une photo d’elle, enfant. Elle affiche sur l’image, perruque et corset façon cabaret des années folles. Par sa voix, en écho possible, les mots au scalpel de Nelly Arcan: «...les pédophiles aiment les enfants, pour s’assurer que dans le plaisir il n’y ait pas d’usure.» Vertigineux.

Comme l’écrivaine enseignée depuis peu dans certaines Universités de son pays, l’artiste a pratiqué l’escorting. Pour subvenir aux nécessités matérielles. Le jeu de miroirs règne sur cette pièce. Dialogue avec Dolo Aurore Andaloro et Alice Botelho, dramaturge et co-metteuse en scène.



Les romans de Nelly Arcan sont hantés par une réflexion autour du suicide.

Dolo Aurore Andoloro: Les écrits de Nelly Arcan sont pour moi des compagnons de réflexion de travail depuis une décennie. Le suicide a bel et bien été le point de départ de Dissection Putain de Folle et de sa dramaturgie. Pour la structure scénique de ce monologue, nous nous sommes ainsi basées sur l’ultime phrase du roman Putain: «Demain, j’aurai trente ans», évoquant la mort volontaire de la narratrice.

Du coup, le spectacle s’ouvre et se construit autour de l’anniversaire des 30 ans de la protagoniste. Un âge auquel, selon Nelly Arcan Arcan, la beauté féminine cesserait d’exister.

Au plateau, nous sommes donc plongé.es une heure avant le suicide de la narratrice qui aura lieu devant le public. Ce que j’ai ressenti à la lecture de Putain et de Folle? Être comme témoin d’une fatalité. Il existe une telle potentialité d’identification et de projection au fil de ces récits que l’on a presque envie d’en appeler l’auteure.

Le public est ainsi confronté à l’impossibilité d’interrompre le geste fatal de l’artiste. Il y a un sentiment d’urgence vitale et des ruptures dans le déroulement du texte travaillé par cette inexorable approche de la mort.



«Depuis 15 ans, ses amis faisaient tout pour la maintenir en vie. Mais la souffrance était sans doute devenue trop intolérable...», confie son ami, le psy Patrick Cady au lendemain de sa mort*.

Alice Botelho: Il ne s’agit pas, par notre démarche artistique, performative et dramaturgique d’entrer dans une réalité avérée. Encore moins de chercher à faire la part des choses entre l’autofiction et le biographique chez Nelly Arcan, de son vrai nom Isabelle Fortier. Mais plutôt d’entrer dans la chair d’une langue qui se tue elle-même. C’est simultanément une langue vive, en course scandée par fort peu de silences.

D’où le souhait de réfléchir à ce suicide comme quelque chose d’éminemment vivant. Ce que les gestes et la langue mettent alors en jeu, c’est ce qu’il peut rester de vital et vivant au cœur de la souffrance.

Ceci loin de toute volonté de romantiser les gouffres intimes dans la figure de la poétesse torturée. Cette urgence à mourir ne fait-elle pas pleinement partie du vivant?

Que dire de l’autofiction?

Dolo Aurore Andaloro: Il existe une dimension autofictionnelle dans Dissection Putain, tant je me suis fortement identifié.e à Nelly Arcan. De fait, j’ai été travaillé.e par la sororité que font naître ces textes en moi. Qui me considère par ailleurs comme une personne non-binaire. Lorsqu’elle a écrit: «Ces sœurs-mères m'ont enseigné l'impuissance des parents à nommer leurs enfants», ce constat me parle. Profondément.

La sororité et la reconnaissance qui en découlent, c’est possiblement ce qui a manqué le plus à l’écrivaine. Avant d’être célébrée, et encore très partiellement, plusieurs années après son suicide, elle a été rejetée par la plupart des féministes, la majorité du monde médiatique et de l’univers littéraire.





Qu’avez-vous retenu des écrits de Nelly Arcan?

Dolo Aurore Andaloro: Ce qu’évoque l’écrivaine québécoise dans Putain et Folle, c’est la triangulation entre trois personnages que nous avons reprise.

Des figures qui s’entrelacent dans le spectacle: le client, le père et l’ex-amant. Ce dernier favorise un espace intime de découverte de soi. La narratrice y évoque ses insécurités et craintes, sa sexualité, et son passé d’escort, métier pratiqué durant ses études de lettres à Montréal. C’est dans le roman Folle que la figure de l’amant s’affirme tandis que le client émerge de Putain.

Occupant une place prépondérante dans ces deux romans, le personnage du père est comme une ombre portée sur les mots de la narratrice. Ces trois personnes s’entrelacent. Ainsi le père qui avait recours à des professionnelles du sexe.

Il s’agit aussi d’une manière d’interroger les corps sur cette quête assignée du désir qui n’en finit jamais. Chez l’auteure, la femme est déterminée, voire dictée par la séduction de son corps. Ceci dans la mesure où ce corps féminin attire le regard masculin. Nelly Arcan ne porte toutefois pas un discours moralisateur.

«Quand on affirme que la prostitution est une "violence faite aux femmes", on veut nous faire oublier que c’est le mariage qui est une violence faite aux femmes», avance Virginie Despentes.

Dolo Aurore Andaloro: Je suis d’accord avec les écrivaines Nelly Arcan et Virginie Despentes notamment, pour dire que dans les rapports intimes femmes-hommes, il existe un au fond un travail de prostitution gratuit, non tarifé.





Sur la prostitution....

Alice Botelho: Dolo a été au service d’hommes qui la payaient ou la mettaient en scène, ces liens ont conféré à la mise en scène un aspect autofictionnel amenant le public à s’interroger sur la véracité des propos. Mais loin d’être un discours porté sur la prostitution et le suicide, Dissection... se concentre sur cette triangulation entre client, père et amant ou amour déchu. Et ce qui les lie.

La pièce évoque plutôt la prostitution sous l’angle spécifique de l’expérience avec des clients. Il n’est pas question de la prostitution comme concept rattaché par exemple à ce qui est bien ou mal, condamnable ou non.

Au sujet de son écriture et de l’inceste?

Alice Botelho: Grâce à une écriture viscérale et organique, l’écrivaine questionne l’intime. Sa narratrice le réalise par la violence interpersonnelle, systémique et portée contre soi par la scarification notamment. Si elle comprend les schémas de domination et le système patriarcal, elle a besoin d’y revenir pour l’interroger en évoquant le vécu incestuel (suggéré dans Putain) par la figure du père.

L’inceste n’est pas de l’intimité, mais bien du pouvoir social, de l’emprise et de la contrainte. Si le spectacle voit la comédienne reprendre une chanson interprétée par Gainsbourg et sa fille, Charlotte, les paroles évoquent clairement une relation incestuelle père-fille.

Le titre, Plus doux avec moi, a été choisi pour illustrer toute une culture de l’inceste qui dans le cas Gainsbourg a rarement été interrogée. C’est sidérant et cela me révulse. Mais Il ne s’agit pas ici d’interroger le vécu réel d’un père auteur compositeur et de sa fille comédienne et chanteuse.**

L’inceste est au cœur de la pièce.

Dolo Aurore Andaloro: Le fil conducteur du spectacle est précisément la culture de l’inceste***, qui interroge le corps et l’intime des femmes et des enfants. Cette thématique se lit déjà dans les préférences du partenaire de la narratrice au sein du couple pour les actrices très jeunes des vidéos pornographiques.

La jeunesse chez une prostituée est aussi un objet de fantasme chez des clients dans les récits de Nelly Arcan. Enfin il y a la relation ambiguë, trouble et étrange à son père.

Du coup, la culture de l’inceste met en lumière une forme de responsabilité collective dans un système auquel chacun.e contribue. Je précise que l’intention avec ce spectacle ne vise pas à rechercher et déterminer ce qui s’est déroulé ou pas dans la vraie vie de l’écrivaine.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Dissection Putain de Folle
Les 5 et 6 mars 2024 dans le cadre de CDD.12 au Théâtre du Loup

D’après les romans Putain et Folle, de Nelly Arcan
Dolo Aurore Andaloro, mise en scène et interprétation - Alice Botelho, dramaturgie et assistante mise en scène

Plus d'informations, réservations:
https://theatreduloup.ch/spectacle/cest-deja-demain-12/


* Cité dans Catherine Handfield, «Le suicide a toujours été son obsession», La Presse, 26.09.2009.

** Dans Plus doux avec moi chanté par Serge Gainsbourg en duo avec sa fille, l’on entend ses mots: «J'aime pas les turbulences/Sois plus doux avec moi/J' fais c' que j' veux et/c' que j' peux voilà… Y a les caresses /Et y a les coups… Tout n'est que stress/On est à bout /Sens du péché /Des interdits Des tabous...» Pour l’écrivaine et psychanalyste française Caroline Bréhat, «Il est temps d'arrêter d'encenser des artistes qui mettent en scène des univers pervers.» Or le fantasme incestuel sans génitalité de l’acte a de graves effets traumatiques, tant la victime est aliénée par un mécanisme de séduction narcissique notamment. Et Caroline Bréhat de conclure, après avoir cité certaines alertes lancées par Charlotte Gainsbourg, qu’elle «n’était même pas entendue par sa mère. Comment la voix de Charlotte ne se serait-elle pas étranglée?... Nous avons refusé d’entendre. Sans doute parce ce que Charlotte aurait pu dire était inentendable. Et nous avons été victimes d’un véritable refoulement collectif.» (Gainsbourg, Lemon Incest et l'Incestuel), ndr


*** Dissection... reprend ses lignes de Putain: «Aujourd'hui on a tort de ne plus croire aux tabous, des gens meurent tous les jours de les ignorer ou ils en deviennent fous; un jour on permettra aux hommes d'épouser leurs filles sous prétexte que l'amour est aveugle et, ce jour-là, la Terre explosera.», ndr.