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"Justice": Un Opéra-documentaire

Publié le 16.01.2024

En création mondiale à l’affiche du Grand Théâtre de Genève  du 22 au 28 janvier, l’opéra Justice composé par Hèctor Parra sur un livret de Fiston Mwanza Mujila et scénarisé par Milo Rau retrace un fait divers aussi réel que tragique et contemporain.

En 2019 au Congo, un camion-citerne rempli d’acide sulfurique appartenant à une multinationale suisse percute un bus. Le liquide hautement corrosif se déverse dans les rues et cause de nombreux morts et blessés. La jeune soprano française Axelle Fanyo, qui joue le rôle d’une mère ayant perdu son fils des suites de l’accident, a accepté de nous dévoiler son expérience et son engagement pour cette cause. Loin du côté divertissant ou amusant de la plupart des opéras, Justice endosse un rôle plus politique avec une thématique très sombre.



Comment abordez-vous la prise de rôle?

Axelle Fanyo: À vrai dire, je me sens vraiment bien dans ce rôle, et j’ai hâte de voir ce que cela va donner dans son intégralité. Quoiqu’il en soit, c’est assez incroyable de défendre ce sujet et d’en parler avec autant de réalisme.

Par contre, la manière d’aborder le rôle est, à mon sens, différente des autres opéras: pour me plonger dans mon personnage, Hèctor Parra m’a envoyé des vidéos qu’il a faites au Congo lorsqu’il est allé la voir. Je me suis également renseignée sur le sujet, j’ai fait des recherches de mon côté pour savoir ce qu’il s’était passé. C’est une tragédie qui a réellement eu lieu il y a seulement cinq ans, et le personnage que je joue est toujours en vie. Cela n’a rien à voir avec les opéras que nous avons l’habitude de voir.



Parce qu’au-delà d’être basé sur un événement réel, les personnages le sont également?

Oui, j’ai pu voir (en vidéo) la femme qui est à l’origine de mon personnage. C’est une autre dimension. C’est plus prenant et je me sens investie d’une plus grande responsabilité. Nous n’avons pas le droit de prendre cela à la légère. Ce sont des personnes réelles qui sont toujours vivantes et qui sont vivent encore avec cette peine et ces pertes.

Quelle est l’histoire de votre personnage?

La mère dont j’interprète le rôle perd son enfant dans l’accident. À cause de l’acide sulfurique, elle le voit mourir dans d’atroces souffrances. Elle doit maintenant continuer à vivre avec cette perte. C’est une femme brisée; la perte d’un enfant est déjà traumatisante en soi, mais cela l’est encore plus dans de telles conditions.

Et pourtant, cette femme a encore le courage de rencontrer le compositeur et le metteur en scène pour leur parler de son histoire. Elle leur a dit: "Essayez de faire passer notre douleur et notre peine ". On sent sa peine, mais ce n’est jamais dans le pathos. Elle l’exprime avec force et précision. Elle m’inspire beaucoup, car elle a vécu le pire, mais elle est toujours là. C’est une femme incroyable!





Comment le personnage de la mère s’intègre à l’histoire plus généralement?

L’opéra ne se présente pas vraiment sous la forme d’une histoire avec une suite d’événements liés les uns aux autres. Le point central, c’est évidemment l’accident, mais les différents personnages sont exposés successivement avec leurs propres tragédies, leurs douleurs, leurs croyances. On réunit tous ces gens, et ils s’expriment les uns après les autres. Ce n’est pas une histoire linéaire, cela ressemblerait davantage à une sorte de documentaire. Un opéra-documentaire; c’est un format nouveau!

Vous aviez confié que le rôle avait été fait «sur mesure» pour vous. À quel point de vue?

Il est fait sur mesure pour moi vocalement, car j’ai rencontré Hèctor Parra après avoir été choisie pour le rôle. Il m’a demandé de chanter pour lui, de lui dire où se situait mon confort. J’ai pu lui dire ce que j’aimais, ce que j’aimais moins. En ce sens, le rôle a été composé sur mesure, et c’est très confortable!

Le côté contemporain de cette tragédie est-elle reflétée par la modernité de l’écriture musicale?

L’écriture est moderne, mais un moderne assez ouvert. Quand j’assiste à un opéra contemporain, j’ai souvent un peu peur d’être «agressée» et de ne pas être en mesure de recevoir le langage du compositeur. La musique d’Hèctor Parra, au contraire, «englobe». Elle nous prend dans son univers. Il y a quelque chose de très linéaire et tendre d’une certaine manière, et soudain, bam! quelque chose arrive, nous chamboule et nous emmène ailleurs. C’est une écriture moderne, mais à mon sens très appréciable et accessible.

Ce qui est génial, c’est qu’il n’a pas une seule manière d’écrire: certains rôles ont des langages musicaux qui n’ont rien à voir avec d’autres rôles! C’est magnifique. Je suis rentrée dans l’œuvre dès la première lecture!





Le but n’est évidemment pas de divertir. Quel est l’objectif ultime?

Tout dépend de la définition que nous donnons au divertissement. Nous n’allons pas rire, mais ce sera du grand spectacle. Je ne veux pas gâcher la surprise, mais les moyens employés sont assez impressionnants.

Ce sera divertissant du point de vue du spectacle, mais évidemment pas léger. Ce sera sans doute une expérience révélatrice pour pas mal de personnes, de réaliser que nous sommes là, dans notre petit confort, et parallèlement, cet événement a eu lieu assez récemment alors que nous en avons à peine connaissance. Avant cela, j’en avais vaguement entendu parler à la radio, mais sans plus. Et pourtant, c’est toujours d’actualité. Le problème est toujours le même: toujours pas d’école construite, le dédommagement n’est pas du tout à la mesure de la gravité de l’incident.

Et puis, comment dédommager des vies ? Au final, justice n’a pas été rendue pour cet accident qui a endeuillé des familles entières. Ce que nous essayons de faire, à notre manière, c’est rendre justice, avec cet opéra et toutes les actions qui l’entourent pour tenter de reconstruire ce qui a été détruit.

Rendre justice dans le sens «faire parler de l’histoire»?

Rendre justice dans le sens  en parler à plus grande échelle», faire comprendre que rien n’a été réglé. La justice est inexistante dans cette affaire. Et malheureusement pas uniquement dans celle-ci: cet événement n’est pas isolé, il existe constamment des accidents liés à l’extraction de certaines matières en Afrique, mais personne n’en parle, car en Occident, nous sommes responsables d’une certaine manière. Dans cet événement en particulier, pourtant, c’est une entreprise suisse qui en est à l’origine.

Le but est aussi de donner envie aux gens de sortir de leur propre confort pour s’intéresser à ce qu’il se passe au-delà et réaliser que des catastrophes ont lieu constamment dans les pays du tiers-monde. Mais l’Occident a une part de responsabilité et nous n’en parlons pas. C’est l’effet que cela a eu sur moi. Je suis sûre que cet opéra fera du bruit. Rien que le fait que ce projet existe, on a tout gagné.

Propos recueillis par Sébastien Cayet


Justice

Du 22 au 28 janvier 2024 au Grand Théârre de Genève

Hèctor Parra, composition - Fiston Mwanza Mujila, livret
Milo Rau, mise en scène - Titus Engel, direction musicale

Avec Peter Tantsits, Idunnu Münch, Katarina Bradić, Willard White, Simon Shibambu, Serge Kakudj, Lauren Michelle, Axelle Fanyo
Chœur du Grand Théâtre de Genève - Orchestre de la Suisse Romande avec la participation de Kojack Kossakamvwe

Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-23-24/justice/#boxzilla-101876

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