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La mère, La fille, l’amour et la drogue

Publié le 26.02.2023

Comment faire de l’empathie un principe d’écriture voire de vie? Et ménager sa chance à chaque personnage. Ou au moins leur laisser dire leurs raisons, leur insatiable désir de reconnaissance et d’amour oscillant entre égoïsme et altruisme. C’est un exercice funambule auquel s’exerce la pièce Les Ronces dans ma bouche, d’Alexandre Santos mise en scène par Philippe Lüscher, à l’affiche du Théâtre des Amis du 28 février au 19 mars.

Une mère (Sophie Lukasik) et sa fille (Émilie Cavalieri) s’y confrontent et affrontent dans un mana a mano livrant son poids de silences, non-dits, vécus troublés et émotions refoulées. De nombreuses personnes composant avec une ou plusieurs addictions pourraient trouver ici miroir et prétextes à réflexions. L’intrigue laisse les questions ouvertes. Non sans briser le quatrième mur et favoriser chez le public une écoute dynamique.

Dépassant le fait divers et celui de société, Les Ronces dans ma bouche est bien davantage qu’une réflexion non-doloriste autour de la dépendance, ici gérée, à un produit de substitution à un psychotrope (la nuance est de taille dans l’imaginaire collectif). C’est aussi l’histoire d’une déroute amoureuse entre une mère et sa fille. Est-on forcément coupable de n’avoir possiblement rien pu faire alors que l’on dit avoir beaucoup tenté? La honte est-elle le seul sentiment à reconnaitre dans les yeux de l’autre? Comment fait-on face à une personne dont on s’acharne à relever les origines de l’addiction, qui est peut-être aussi simple qu’une soirée festive entre ados? Il faut reconnaître à l’auteur un art parfois addictif du dialogue, tant il est proche, dans son meilleur, de la série culte En thérapie (Arte) confrontant un psy à ses patient.es. Rencontre avec la comédienne Sophie Lukasik.


Que retenez-vous notamment de cette pièce?

Sophie Lukasik: Certaines dimensions de Les Ronces dans ma bouche touchant à l’addiction et à ses implications dans les préjugés et l’imaginaire médiatique voire collectif peuvent entrer en écho avec ce peut être dit dans le sillage de l’actuelle affaire entourant le comédien Pierre Palmade.

On n’y parle singulièrement de peurs et rejets autour de ladite toxicomanie. Les gens sont en effervescence par rapport à ce que certains nomment une toxicophobie épidermique. Et il me semble intéressant de voir ce qu’ils prendront et retiendront de ce que la pièce propose.



Mais encore.

À mes yeux, plus on est proche notamment de l’addiction dans la pièce, plus l’écriture la rend incertaine, quasi insaisissable, ses frontières en deviennent floues loin de toute vision manichéenne et tranchée.

À la première lecture du texte, la question de la toxicomanie m’est plutôt apparue comme un prétexte. Pour arriver au noyau de la pièce. L’un de ses thèmes essentiels me parait ainsi être le tabou formé par la mère censée avoir un amour inconditionnel pour ses enfants, sa fille singulièrement. Cet amour n’est pas forcément évident. C’est une réalité émotionnelle, familiale dont on ne parle finalement guère souvent. Il est donc question de ce fantasme, des projections que l’on peut avoir en tant que mère, que je suis aussi, à la vie sur une descendance. Et ce qui se passe, se joue réellement entre une mère et sa fille.





Parlez-nous de votre personnage de mère face à sa fille, Marion.


Elle reste en permanence en surface avec sa fille, voulant lui faire croire que tout va bien dans leur relation qui crée une dissonance cognitive* chez Marion. Les mots de Sonia disent une chose, mais Marion sent d’autres vérités cachées sous ces mots. Et cela est, à mon avis, la cause de ses maux. Car il y a bien là une tension générée par la contradiction que Marion perçoit entre ce que sa mère montre et ce qu’elle, Marion, ressent en tant que fille.

À partir du moment où Sonia pourra nommer clairement ce qu’elle a ressenti pour sa fille à sa naissance, puis pendant son enfance, son adolescence, et maintenant, à savoir la difficulté de l’accouchement, le fait que sa fille ne corresponde pas à la fille qu’elle aurait imaginé avoir (son caractère, ses centres d’intérêt, ses choix amoureux, la douleur qu’elle exprime depuis sa naissance), Marion sera probablement apaisée. Elle a toujours senti que son arrivée au monde avait été compliquée pour sa mère et qu’elle ne correspondait pas à ce que celle-ci espérait.

Il y a un phénomène de reconnaissance pour le public.

Il me plait d’imaginer que des mères assises dans le public se diront possiblement: Mais n’est-ce pas un peu moi là? Quand une enfant confie à sa mère ou son père qu’ils aiment davantage son frère qu’elle, les parents rétorquent souvent: On vous aime pareil ton frère et toi. Je ne pense pas que cela soit vrai. Pour cette mère, rien ne semble s’être déroulé comme elle l’imaginait. Il est d’ailleurs toujours difficile pour une mère d’être confrontée au questionnement lié à l’amour pour ses enfants.

Par exemple, dans le film de Charlotte Gainsbourg sur sa mère (Jane par Charlotte, 2021), il y a au début, une question que Charlotte pose à Jane: «J’ai toujours senti que tu ne te comportais pas de la même manière avec moi qu’avec mes deux sœurs.» Charlotte a probablement très justement senti les choses et la question. L’interrogation a été si déstabilisante pour sa mère qu’elle n’a plus voulu continuer le documentaire. Et il y a eu une pause de deux ans avant que le tournage puisse reprendre à pas de velours.





Ce n’est pas que mésentente, désillusions et malentendus?

Non, bien sûr. Il faut ainsi relever qu’il y a aussi la bonne volonté et l’amour dans cette relation. Si cette histoire m’a profondément touchée, c’est que j’ai l’âge de la mère et un fils ayant celui de Marion. Dès lors, cette pièce me trouble et me renvoie évidemment à des questionnements que j’ai en tant que mère. Ce que je peux éprouver et essayer de chercher aussi.

Pour votre personnage, Sonia, il semble être dans le déni.

Evoquant une salle dédiée et encadrée médicalement pour la prise d’un substitut à l’héroïne, la mère lance à sa fille: «Mais pour moi, tu aurais pu y aller, sans me le dire, sans que je le sache, comme tout ce que tu fais dans ta chambre. Pour maintenir un peu plus longtemps la mascarade, m'épargner encore un peu, ça pouvait tenir encore un peu.»

La mère revendique alors absolument ce déni, dont elle a par ailleurs pleinement conscience. Mais Marion n’arrête pas, notamment au début de la pièce, de tenter de parler à sa mère. Elle lui avouera vouloir être encadrée dans son vécu de prise d’un substitut à une drogue. Sonia ne veut pas voir cette dimension de responsabilisation de sa fille, envers sa santé notamment. La fille souhaitera alors remonter plus loin dans leur passé commun. Par exemple, faire parler sa mère sur d’autres dimensions et ressentis liés à la naissance et l’enfance. La pièce touche là incroyablement juste au cœur d’une relation fille-mère.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Les Ronces dans ma bouche
Du 28 février au 19 mars

Alexandre Santos, texte - Philippe Lüscher, mise en scène
 Avec Sophie Lukasik et Émilie Cavalieri

Informations, réservations:
https://lesamismusiquetheatre.ch/ronces/


*Le terme dissonance cognitive désigne la tension qu'une personne ressent lorsqu'un comportement est estimé entré en contradiction avec ses idées et croyances, ndlr.