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Si Fréhel nous était contée

Publié le 23.02.2024

Fréhel c’est moi est à savourer du 27 février au 24 mars au Théâtre de Carouge. Fréhel a laissé une empreinte indélébile sur la scène musicale française de la Belle époque et de l'entre-deux-guerres. Son parcours atypique, entre ascension fulgurante et descente aux enfers, se dessine comme une tragédie gorgée de réalisme, à l'image des chansons qui ont immortalisé son nom.

Après Mademoiselle Julie, d’August Strindberg (Théâtre de Carouge, 2015), le metteur en scène Gian Manuel Rau, maître dans l’art de passer les temporalités à la scène, adapte le roman enquête signé Violaine Schwartz, comédienne, chanteuse et écrivaine, Le Vent dans la bouche pour le même plateau de la cité sarde.

Ce récit kaléidoscopique se décompose ici musicalement en quatre mouvements. Sous les traits de Christine Vouilloz, comédienne et chanteuse, l’on découvre notamment une narratrice ne parvenant pas à écrire un livre sur Fréhel et «se noyant dans ses brouillons»*.

Elle se révèle toutefois déterminée à faire voyager la tombe de Fréhel du modeste cimetière parisien de Pantin à celui de Montmartre. Ce dernier accueille Berlioz, Degas, Stendhal, Zola, et fort peu d’artistes femmes au demeurant.

Malgré un succès initial avec des enregistrements sous le nom de Pervenche chez Odéon en 1909, la vie personnelle de Fréhel est tout sauf un conte de fées. La mort d'un enfant en bas-âge et l'infidélité de son mari la conduisent rapidement au divorce en 1910. Les années qui suivent sont une succession de voyages tumultueux à travers l'Europe de l'Est, marqués par la drogue et l'alcool.

Son succès en 1939 avec La Java bleue témoigne de sa résilience malgré les turbulences personnelles. L'héritage musical de Fréhel réside non seulement dans ses chansons, empreintes de réalisme et d'émotion, mais également dans sa capacité à renaître de ses cendres et à transcender les épreuves. Rencontre avec Gian Manuel Rau.



Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette forme de mise en abyme et de récit-investigation signé Violaine Schwartz autour de Fréhel?

Gian Manuel Rau: C’est par la comédienne et chanteuse Christine Vouilloz que j’ai fait connaissance du récit de Violaine Schwartz, Le Vent dans la bouche. S’ensuivit une découverte de la chanson réaliste par ses textes essentiellement. La lecture de Schwartz se révéla un vrai coup de foudre, à l’image de toute son œuvre romanesque.

Cette actrice et chanteuse recourt à une langue parlée, proche de l’oralité qui appelle littéralement le théâtre au plateau. Sa manière de dépeindre des destins de femmes qui cambriolent parfois la vie des autres avec une belle énergie.

En témoigne la narratrice et héroïne de son roman Le Vent dans la bouche, qui est professeure de musique à l’école pour des enfants. A 25 ans, elle quitte ce mandat après la découverte de Fréhel. Désormais, ce personnage fantasque dédie sa vie entière à cette âme-sœur qu’est Fréhel pour elle. Elle se nichera désormais dans son ombre, y développant une vie parallèle qui m’a passionné.



La narratrice est membre d’une association voulant le passage de la sépulture de la chanteuse d’un cimetière parisien de second rang à un cimetière plus prestigieux. Ce personnage baroque semble aussi se dissoudre dans l’alcool pour rejoindre certains traits de Fréhel.

Le parti-pris de Violaine Schwartz est de recourir à une adresse très directe dans son écriture. Sans s’étaler dans les beautés de la langue française qui me semble toujours un danger. Le rythme du texte est magnifiquement saccadé, très musical. Et extrêmement moderne.

Je n’ai pas été intéressé à dévoiler le parcours d’une femme finissant par sombrer dans l’alcool à son domicile et voisinant avec le suicide. C’est bien plutôt la folie présente dans le texte que j’ai souhaité suivre.

C’est un récit d’une grande clarté où cette protagoniste rejoint la chanteuse réaliste par l’imaginaire et la consommation de certaines drogues qui ont accompagné la vie de Fréhel.

D’où le titre de votre création...

Oui. Fréhel c’est moi amène à assister sur scène chez cette narratrice campée par Christine Vouilloz à une vraie métamorphose en Fréhel âgée accoudée dans un bar à Montmartre. Elle joue avec des identités plurielles et fait ce qu’elle veut. Au fond, ce personnage est aussi un alter ego de l’écrivaine Violaine Schwartz que j’ai eu le plaisir de rencontrer. Il se dégage une haute précision de cette figure de fanatique du travail de Fréhel imaginée par l’écrivaine.

Elles se révéla enthousiaste en découvrant mon adaptation de son roman, Le Vent dans la bouche. Il existe une polyphonie tant musicale que d’identités dans ce texte. Ce livre participe d’une radicalité clairvoyante que j’ai pu croiser, sous d’autres formes, chez Elfriede Jelinek et Sarah Kane.

Son récit touche aussi à la tragédie grecque. Il est ainsi heureux de servir et célébrer nombre de formes théâtrales dans cette soirée avec Fréhel c’est moi.





Il est aussi question de retour perpétuel à l’enfance car nous sommes tissé.es de fils d’enfance et de contemplation de la vie des autres.

La narratrice est un personnage qui a décidé de sécher sa vie normale comme l’on sèche des cours. La mise en scène et la scénographie fuient tout réalisme. Ceci pour se confondre plutôt avec un drame à stations au cœur d’un rêve. Tout est onirique dans cette pièce.

Sortant très rarement, notre personnage se dit depuis la vue des passsant.es qu’elle a de sa fenêtre que c’est ici elle qui promène un enfant dans a poussette. Là qui adopte cette démarche singulière. Elle se projette dans tous les êtres vus de sa fenêtre.

Oui, cette narratrice a un côté fortement enfantin, dans le bon sens du terme.

Et une perspective transhistorique par ses mots: «J’ai deux mille ans, on m’a jetée dans un tombeau d’oubli, je m’appelle Antigone...»

Les mille ans se traduisent d’abord concrètement dans l’âge physique de Fréhel, sa difficulté à se mouvoir. On peut la voir à l’image d’un animal centenaire, disons une vielle tortue, voire un dinosaure ayant de grandes difficultés à bouger.

Mille ans, cela apporte aussi une dimension de gloire éternelle. Celui d’une forme d’archétype héroïque tragique atteignant le rang d’une Médée, d’une Clytemnestre ou d’une Antigone. Ou plus simplement d’une fille qui désobéit à la vie normale et attendue.

Comme cela se traduit-il chez Fréhel?

Chez elle, l’alcool et d’autres drogues (cocaïne et éther) ne surgissent pas du néant. Ou d’une vogue de l’entre-deux-guerres dans certains milieux artistiques, littéraires et journalistiques. C’est bien plus profond et participe de ne pas partager et vivre la réalité telle qu’elle est. Dure, âpre.

Pour Fréhel, il y eut l’inconvénient d’être née dans un milieu pauvre. D’où le désir de faire autrement et de vivre dans une réalité onirique.





Evoquant la cocaïne et ses ruptures tumultueuses, La Coco, l’une de ses chansons parmi d’autres est dans le spectacle. On y entend: «Dans l'coeur j'y ai mis mon couteau/Je veux de la coco/Ca trouble mon cerveau».

Les chansons présentes dans la pièce sont à une ou deux exceptions près, celles qui sont citées par Violaine Schwartz dans Le Vent dans la bouche. La narratrice dans le livre ne chante d’ailleurs pas. Ma version est polyphonique. Elle rend compte de la sincérité et de la vérité des paroles des chansons de Fréhel relativement à sa vie.

Dans la mise en abyme de son existence, Fréhel nous donne directement ses mots et son vécu douloureux dans la tronche. Si elle raconte avec une grande franchise certains épisodes de sa vie, l’on peut se dire qu’elle en serait parfois fière.

Pour le côté musical.

Aux côtés du créateur sonore Graham Bromfield, nous avons notamment travaillé avec un accordéoniste et pianiste suisse, Théodore Monnet. Mais surtout avec toute une bibliothèque sonore, le bruit des touches, des atmosphères venteuses ou pluvieuses et une dimension désaccordée que l’on retrouve dans certains vieux accordéons que possède le musicien.

Ce côté désaccordé est fondamental dans le texte de Violaine Schwartz**. Si l’instrument existe comme bien tempéré et accordé, le personnage dans son spleen et sa folie entend plutôt des voix. Surtout, elle ne peut plus percevoir les notes justes tant ces notes explosent littéralement dans son cerveau.

Il fallait faire entendre cette dimension au théâtre afin de soutenir ce qui se déploie visuellement au plateau.

Fréhel en scène?

Extraordinaire. Elle chantait à voix nue, sans micro qu’elle n’aimait pas. Lors de quasi-messes noires, Fréhel envoutait, électrisait son public allant jusqu’à l’invectiver. Cette femme était un événement sur scène. Comme l’est aujourd’hui la comédienne et chanteuse Christine Vouilloz, qui parcourt des identités multiples avec une formidable aisance et que j’apprécie beaucoup.

Tantôt c’est la narratrice du roman de Violaine Schwartz qui écrit le livre, tantôt, c’est Fréhel qui l’écrit. Loin d’imiter Fréhel ou ce que l’on en sait, Christine Vouilloz est laissée libre dans son répertoire de gestes. Il va du minimalisme total, parfois proche de la peinture immobile, à l’explosion au détour de certaines scènes.

Nous ne sommes pas dans l’illustration, mais résolument dans l’invention.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Fréhel, c'est moi
Du 27 février au 24 mars au Théâtre de Carouge

D'après le roman-enquête Le Vent dans la bouche, de Violaine Schwartz
Gian Manuel Rau, mise en scène
Avec Christine Vouilloz

Informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/spectacle/frehel-cest-moi/


* Propos de Violaine Schwartz in: Entre les lignes, Espace 2 (RTS), 11.04.2013.
** «Le cerveau tapissé de chansons fantômes, infecté de mélodies en ruine, quartes diminuées, tierces en miettes, parfois c’est juste deux notes qui tournent inlassablement derrière mes pensées, parfois une bouillie de notes, parfois une seule, comme un clou...», lit-on dans la pièce, ndr.