Au Tribunal de la fiction et du réel
Le metteur en scène Adrien Barazzone et sa troupe explorent les frontières floues entre liberté d'expression et respect de la vie privée. La fable s'appuie sur une affaire judiciaire fictive inspirée d’un roman imaginaire.
L'intrigue tourne autour d'une accusation d'atteinte à l'honneur, lorsqu’un avocat se reconnaît dans le personnage odieux d’une œuvre littéraire et décide d'intenter un procès à son auteure.
Le spectacle, en équilibre entre drame et comédie, questionne les mécanismes de la vérité et du mensonge. Sur scène, les quatre interprètes incarnent les rôles multiples de cette bataille littéraire et judiciaire. La mise en scène dissèque les dynamiques de pouvoir et d'influence à l'œuvre dans les rouages de la justice, tout en interrogeant la place de la fiction dans nos sociétés.
La source d’inspiration? La 17e Chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris surnommée le «Tribunal des idées et des libertés». On y soupèse des plaintes concernant la diffamation et les menaces sur les réseaux sociaux. Mais aussi des médias et leurs investigations mis en procès. Et des écrivains avec leurs fictions à base de faits réels.
Ainsi l’écrivain français Régis Jauffret, dont les ventes de son roman, La Ballade de Rikers Island, ont été «boostées» par son procès et sa condamnation suite à une plainte de DSK comme le rappelle Anna Arzoumanov, Professeure à La Sorbonne*. Cette spécialiste des affaires de liberté artistique et littéraire a répondu à la sollicitation d’expertise d’Adrien Barazzone.
Entretien avec l’artiste.
Quelle est votre intention avec cette pièce?
Adrien Barazzone: Mon intérêt s’est cristallisé sur la rencontre entre la justice et la littérature. Confronter le droit à la littérature, c’est bien poser la question d’une vérité et d’un récit judiciaires face à une vérité et une fable littéraire.
Toute intention de nuire s’essaye à articuler ces deux dimensions et pôles.
L’interrogation revient au fond à mettre en lumière la manière dont ces vérités peuvent se manifester et leurs langages respectifs. C’est à cet endroit réel et crucial que se situe le spectacle.
Je me suis intéressé à un personnage imaginaire d’avocat dépeint comme un être violent et qui humilie, une forme de masculinité que l’on dirait toxique de nos jours
Il se reconnaîtrait dans un roman et déposerait plainte auprès d’un Tribunal. Ce récit fictionnel d’une auteure inventée, Pauline Jobert, traite d’une relation problématique de type patriarcale.
L’image que ce roman donne de lui pose un problème à cet avocat.
Le procès qui s’ensuit oblige l’autrice à divulguer son intention première en écrivant son ouvrage.
Est-on sommé aujourd’hui de dire, de détailler et d’expliciter la raison ou les raisons et le but qui nous amène à créer, à écrire en l’occurrence? C’est une question vertigineuse que j’ai aussi souhaité aborder avec humour. Le procès fictif de Toute intention de nuire oblige l’auteure à fournir ces explications.
Effectivement. Le lieu est bien connu en France. C’est la 17e Chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris. Elle est dédiée aux contentieux liés à la presse, aux médias et à la littérature. Ainsi a-t-elle une Chambre spécifique, La Chambre des Libertés.
Dans le cadre d’une Justice qui devrait être la garante d’une démocratie, le fait qu’une personne pourrait se reconnaître sous les traits d’un personnage de roman ne serait-elle pas d’abord une affaire privée? Dès lors, qu’est-ce qui est enjeu dans ce type de procès. On pourrait avancer en premier lieu, la liberté de s’exprimer.
Cette affaire qui remonte à septembre 2007 est passionnante. A la sortie du récit fictionnel Tom est mort signé Marie Darrieussecq, Camille Laurens accuse l’auteure de plagiat émotionnel sur son livre paru une décennie auparavant, Philippe.
Ce récit autobiographique porte sur un drame qui lui est réellement advenu, le décès de son bébé.
Ce cas de supposée copie des idées et non de plagiat des mots interroge sur ce qu’aborde précisément Toute intention de nuire, les sources d’inspiration au sein de la littérature. Et la part de vérité ou non au cœur d’une fiction.
Au-delà de ce constat, ce cas engage sur une réflexion phénoménale. Peut-on écrire sur quelque chose que l’on n’a pas vécu?
Quelle est la place des l’écrivain.nes?
Comment ces personnes traversent-elles le monde? Ont-elle le droit d’en rendre compte?
Nombre de cas se rattachent à des personnalités existantes. On peut citer celui de l’auteur Régis Jauffrey pour son roman, La Ballade de Rikers Island abordant l’affaire DSK dans les murs de l’hôtel Sofitel de New York.
L’affaire est grave.
L’avocat de DSK saisit la 17e Chambre dénonçant pour son client ce qu’il dénomme une «diffamation effroyable» dans le roman. En juin 2016, Régis Jauffrey est condamné par le tribunal correctionnel de Paris**. Ceci surtout pour des passages suggérant DSK comme «ayant violé».
Ce cas comme d’autres posent la question du mélange entre documentaire et fiction.
Ces empoignades voire ce pugilat sont présents dans le procès d’une écrivaine dans Toute intention de nuire. Scéniquement, le Tribunal qui figure une procédure et un lieu se trouve représenté entre concrétude et abstraction. Un Tribunal que vous découvrirez enchevêtrer, voire labyrinthique.
Mais cette création reste éminemment factuelle face à un scénario que nous avons échafaudé.
De l’émotion, il y en aura. Mais ce sont les faits qui prévalent. Prenez cette autrice devant s’expliquer, se justifier dans des termes codifiés face à un Tribunal, que comprendra-t-elle de cette procès ambivalente et ambigu in fine?
Il y a aussi la veine de l’autofiction. Prenez l’écrivaine française Christine Angot parlant à la première personne du singulier, le Je tout en disant que certains contextes et histoires ne sont pas les sien.nes.
Ce qui nous amène à nous interroger dans la pièce.
De quoi la réalité mise en mots dans un livres est-elle le nom? Qu’est-ce que l’auteur.e en fait? Ces questions m’avait déjà intéressé au fil de mes études de Lettres. Elles se révèlent souvent impossibles à trancher.
De ce terreau fertile pour les arts vivants de la scène, j’ai essayé de regrouper ce qu’il pouvait contenir de plus joueur et théâtral à mes yeux.
Pour le ton, j’ai souhaité rester dans un registre relativement léger que j’affectionne particulièrement.
Le ton s’accompagne donc d’une certaine drôlerie. À ce propos, ce qui est révélé dans le roman imaginaire de la pièce, Marcher sans craindre le ravin, peut paraître tout à fait anodin et guère important. Il ne s’agit pas de refaire un procès qui pour certaines affaires ont vraiment eu lieu.
C’est d’ailleurs tout un courant de la littérature qui tente de revenir sur des faits passés afin de mener une forme d’investigation. Si ce n’est de possible justice alternative à ce qui s’est réellement déroulé ou est controversé.
Que l’on songe notamment aux cas de viols et d’abus subis. L’écrivaine, éditrice et réalisatrice française Vanessa Springora dénonce ainsi dans son livre, Le Consentement, sa relation sous emprise de l’écrivain Gabriel Matzneff alors qu’elle était âgée de 14 ans et lui 50***.
Toute intention de nuire
Du 31 octobre au 10 novembre à la Maison de Saint-Gervais
Adrien Barazzone, conception, écriture et mise en en scène - Barbara Schlittler, collaboration artistique, développement, dramaturgie
Avec Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon, David Gobet
Informations, réserations:
https://saintgervais.ch/spectacle/toute-intention-de-nuire/
* Anne Arzoumanov est spécialiste en France des contentieux divisant art et littérature. Son approche pluridisciplinaire comprend des études quantitatives et qualitatives de la jurisprudence et passe par des témoignages recueillis auprès des personne impliquées dans ces procès. Voir Anne Arzoumanov, La Création artistique et littéraire en procès, 1999-2019, Classique Garnier, 2022, ndr.
** L’écrivain écope d’une amende avec sursis de 1 500 €. Il doit verser10 000 € de dommages et intérêts au titre du préjudice moral pour certains passages de son ouvrage. Et encore 5 000 € pour des propos tenus à la radio pour la promotion de son ouvrage. Plus inquiétant concernant la liberté d’expression, la justice interdit toute nouvelle édition du roman comportant les passages jugés diffamatoires. La Cour d’appel de Paris a ensuite confirmé ce jugement de première instance, ndr.
*** En dépit de la prescription, l’écrivain âgé de 87 ans est encore visé par une enquête pour viols sur mineurs. Le livre de Vanessa Springora a contribué à renforcer la protection des personnes mineures par l’adoption d’une loi fixant à 15 ans le seuil de consentement. En dessous de cet âge, un enfant est considéré comme non consentant en cas d’acte sexuel avec un adulte. Certaines dispositions de cette loi sont controversées, ndr.