Génies fabulateurs à Valparaiso
Pour la pièce en forme d’énigme à résoudre, un homme de plume et journaliste genevois, auteur d’un recueil poétique Le silence et la brisure sorti en 1976, Juan Luis Martínez voit ses premiers poèmes captés par un homonyme au Chili. L’un d’entre eux deviendra populaire au sein des foules qui renverseront le régime Pinochet en 1988. La pièce est une réflexion sur la manière dont la narration et l'histoire façonnent notre compréhension du monde et de nous-mêmes.
Sa forme? Un tuilage entre époques et sites, de la Genève du CICR aux États-Unis des études littéraires sur les écritures latino-américaines en passant par le Chili, de Pinochet à notre aujourd’hui. Le propre de l’espèce humaine est d’être fabulatrice et de se raconter des histoires, selon l’heureuse intuition de la femme de lettres franco-canadienne Nancy Huston. Elle insiste sur la primauté de l'individu et sa capacité à raconter son propre récit pour construire son identité.
Tout débute pour la pièce en studio de radio autour d’une table effilée affichant le velours rouge des sièges de théâtre à l’ancienne. À partir d’un entretien autour de la mise en scène de Tous les poètes habitent Valparaíso, se déploie un récit choral et multipiste. Il rappelle l’atelier de création radiophonique, mais aussi le podcast. Ubiquistes, mise en scène et scénographie se partagent entre des lieux et temps successifs, alternés. Ils sont suggérés et cadrés par des panneaux aux teintes pastel, ce qui ne surprendront guère les habitué.es de Dorian Rossel et sa Compagnie depuis L’Usage du Monde (2010) d’après l’écrivain Nicolas Bouvier. On y retrouve ce qui plait le plus dans ce théâtre artisanal en train de se faire. Soit ce parfum de Théâtre du Radeau de François Tanguy, un art épisodiquement contemplatif et kaléidoscopique. Un art ciselant une douce et mélancolique invitation à la songerie et à l’errance poétique. Rencontre avec Dorian Rossel.
Comment est née cette pièce chorale?
Dorian Rossel: À la Compagnie, nous tentons toujours de mettre en place au gré des semaines sauvées entre les tournées* des temps de recherches avec notamment des scientifiques invité.es, des comédien.nes. La réflexion a essentiellement roulé sur la place des récits dans nos vies, nos besoins d’histoires et de récits à partir notamment de livre signé Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice.
Le goût pour les histoires est commun à notre humanité. Lorsque deux personnes se rencontrent elles s’échangent et se racontent volontiers des histoires. Ne se définit-on pas par des histoires que l’on peut aussi se faire dans la tête?
Oui, je me suis souvenu de L’histoire des deux Juan Luis Martinez paru dans Le Temps. Nous avons ainsi réalisé des recherches de récits parallèles comme mise en forme d’un rapport au monde, au temps et à l’Histoire. En répétition, le travail s’est ainsi développé autour de trois personnes narrant des histoires en parallèle avant de les relier en créant des ponts entre elles. Le texte de la pièce s’est écrit dans le va-et-vient entre le plateau, la salle de répétition et l’écriture.
Cette histoire fascinante est mise en liens jusque dans son intertextualité même, ses échos et résonances entre différents pays et temporalités. Elle nous suggère que l’art nous relie. Une fonction à laquelle j’ai toujours cru et qui me touche profondément.
À l’écoute de cette histoire, chacun.e dans l’équipe artistique se l’est accaparée et racontée à nouveau per se. Et de cheminer avec ce récit. On est donc à se rapprocher mutuellement et progressivement de la forme finale du spectacle.
Il existe un parallèle intriguant, stimulant entre personnage incarné et ce que son interprète peut être en scène, cherchant à se dissimuler comme à se révéler différemment. À mon sens, la vie est par essence un chemin identitaire parfois labyrinthique, où tour à tour l’on se révèle, cache, perd et retrouve, y compris de soi à soi. C’est également le chemin dans la création d’un spectacle.
Cela correspond peu ou prou à l’esprit de la Compagnie que j’ai co-fondée en 2004 avec Delphine Lanza. A ce titre, Il est vrai que je suis dans un rapport pluriel, partagé entre une inclination prononcée pour la narration et un goût pour la contemplation. Avec épisodiquement des formes dramatiques éminemment ténues. Il existe in fine la tentative de se libérer du spectacle afin que le public puisse se raconter sa propre histoire.
En témoigne notre dernière grande création en date, Madone. Sa trame dramatique, narrative est souterraine pour un opus méditatif ménageant une large place à l’imaginaire des spectateurs et spectatrices pour se créer sa propre histoire.
J’oscille entre une volonté de me libérer d’une dictature du récit et mon goût pour ce dernier. Il m’est impossible de choisir entre ces deux pôles dont la coexistence m’est chère. Ou comment faire que l’histoire n’enferme pas l’imaginaire de chaque spectateur.
De fait, il m’arrive d’être autant fasciné par le Théâtre du Radeau de François Tanguy où la compréhension m’échappe souvent tout en demeurant toutefois profondément bouleversé. De même j’apprécie les authentiques Storytellers que sont les figures théâtrales canadiennes Wajdi Mouawad et Robert Lepage ou l’Anglais Simon McBurney.
Cette idée est venue de l’improvisation d’un acteur lors des répétitions. Elle nous met au présent, permettant de partir de l’ici et maintenant. Ceci afin de voyager dans le temps et l’espace, changer d’époques et de lieux.
Dans mon esprit, c’est une bonne manière de présenter les personnages comme en direct.
Il s’agit d’estimer la manière dont une œuvre résonne différemment relativement à son lieu d’écoute. Partant, je suis toujours frappé de notre capacité à ne voir le monde que depuis l’endroit où l’on se trouve. Dès lors, il n’est pas aisé de se déplacer, de changer concrètement de place, voire de se mettre en perspective.
C’est précisément ce que ce poème, Qui je suis, écrit par un jeune homme idéaliste épris de liberté à Genève peut devenir récupéré par un autre poète au Chili. Il est alors redécouvert, trouvant une résonance bien plus forte et différente que dans sa ville originelle d’écriture.
Tous les poètes habitent Valparaiso
Du 17 au 26 mars au Théâtre Saint-Gervais, Genève
Carine Corajoud, texte, en collaboration avec Dorian Rossel
Dorian Rossel, conception et mise en scène - Delphine Lanza, collaboration artistique - Cie STT
Avec Fabien Coquil, Karim Kadjar et Aurélia Thierrée
Informations et réservations:
https://saintgervais.ch/spectacle/tous-les-poetes-habitent-valparaiso/