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Les enquêtes poétiques de Julia Perazzini

Publié le 31.12.2025

Avec Dans ton intérieur, à l’affiche du Théâtre Benno Besson d' Yverdon-les-Bains, les 9 et 10 janvier, Julia Perazzini poursuit un geste artistique affiné depuis plusieurs années.

Soit faire du plateau un lieu d’enquête sensible, où le corps devient l’outil principal de la recherche.

Tout part d’un manque très concret: un grand-père disparu, un nom porté - Perazzini - comme une étiquette sans mode d’emploi. L’enquête, d’abord méthodique et presque administrative, se déploie sous nos yeux à partir des traces laissées par la grand-mère: des sacs à main, objets ordinaires et ouvrant pourtant une possibilité de récit.

À travers eux, l’artiste convoque les voix et les êtres rencontrés au fil de sa recherche. Elle ne les joue pas, elle les laisse passer. Les accents, les silences, les maladresses affleurent. Et l’on assiste à une forme d’effacement progressif de l’interprète dans les autres.

Ce qui frappe, c’est la manière dont la pièce accepte l’inachevé, c’est précisément là que le spectacle respire autrement. Entrer dans l’intérieur des êtres rencontrés devient un acte théâtral autant qu’un geste relationnel.

Soutenue par un dispositif épuré, la traversée se désire hypnotique. Sans jamais forcer l’effet.

On en sort avec le sentiment d’avoir partagé une expérience à la fois très personnelle et étrangement collective. L’expérience de nos récits hérités, de leurs trous, et de la manière dont le théâtre peut, sans les combler, les rendre habitables.

Entretien avec Julia Perazzini



Sur scène, on vous voit peu à peu laisser la place aux autres - votre grand-mère, des témoins, des figures croisées au fil de votre quête. Pouvez-vous évoquer ce jeu de transformation?

Julia Perazzini: Je crois que cela vient de mon métier d’actrice, et du plaisir que je prends à cette pratique. C’est un plaisir nourri autant par un étonnement joyeux et joueur que par le désir de comprendre les autres. Ou du moins d’entrer en relation avec eux.

Comprendre, c’est peut-être un mot un peu fort... Disons: accueillir l’altérité, intégrer une autre pensée, un autre vécu. C’est un peu démiurge, mais c’est aussi ce besoin de se déplacer, de faire un pas de côté pour essayer d’aller vers l’autre.

Aussi, je trouve que c’est agréable parfois de disparaître pour un temps, de faire une pause de soi...



Vous avez aussi rencontré l’hypnose...

Oui. J’ai beaucoup travaillé avec une maître en hypnose, Anne Lanco, que j’ai consultée à un moment pour m’aider dans mon enquête.

J’avais besoin de me déplacer de ce que je savais déjà, pour aborder les choses sous un autre angle. L’hypnose a été utilisée pour me rapprocher de ma grand-mère, en faisant le pari que peut-être je pourrais capter quelque chose d’elle qu’elle n’avait pas pu me transmettre.

Ces séances ont sûrement influencé la forme du spectacle et mon jeu. Faire une pause de soi-même, disparaître un peu, c’est aussi une métaphore du saut dans l’inconnu, dans quelque chose qu’on ne contrôle plus tout à fait.

Quelque chose que vous maîtrisez, c’est le rituel accompagnant le fait que vous déposez au plateau des sacs à main de votre grand-mère. Ils occupent l’espace comme une archive sensible.

Oui, dans la réalité, ces sacs ont marqué le début de ma décision d’enquêter. Je les ai trouvés en vidant l’appartement de ma grand-mère. Ils étaient si métaphoriques de la situation, si forts visuellement, presque déraisonnables… Ils avaient une présence.

J’ai donc décidé de les garder, comme une intuition. Fouiller dans un sac à main, c’est pénétrer l’intimité de quelqu’un – et là, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas accepter que le mystère de mon grand-père disparaisse avec elle.





Sur scène, il y en a beaucoup...

Il y a un côté vitrine de magasin et d’une vie. Elle en avait une centaine. C’est à la fois banal, commun, et en même temps extraordinaire.

Ce qui est caché, intime, mais multiplié à l’infini. Visuellement, ça vous échappe. Ces sacs représentent ce que je connais - ou ce que je crois connaître - de ma grand-mère.

C’est là que commence la contrefaçon, si l’on veut: tout le récit autour de mon grand-père, dont on ne sait pas vraiment s’il est recomposé, vrai ou faux, et ce qu’elle en cache.

Je pars de cette base, de cette femme que je connaissais finalement si mal.

La contrefaçon traverse toute la vie de votre grand-mère: faux sacs, faux vêtements, faux tableaux. Comme si le faux devenait une manière d’atteindre le vrai. Le théâtre n’est-il pas, au fond, cet art-là?

Assurément. Il y avait quelque chose de très théâtral dans cet univers. Et en même temps, c’était sa vérité à elle. Choisir un faux sac d’une grande marque plutôt qu’un vrai, celui qui imite, c’est un choix qui raconte des choses.

La contrefaçon est une première couche. On se dit: «C’est du toc » Mais cette surface constitue malgré tout une base. En grattant un peu, on arrive à autre chose.

Je crois aussi que ma grand-mère a dû beaucoup vécu dans l’image, la façade. À son époque, en tant que femme, certaines choses étaient difficiles à assumer. Je ne la juge pas. J’essaie de comprendre.

Et puis le théâtre fonctionne ainsi: on s’extrait du réel, on accepte le faux - une salle noire, une convention - pour se pencher autrement sur la vie. Ce détour nous aide parfois à toucher quelque chose de profond, de plus sensible.

Vous incarnez des personnes bien réelles rencontrées durant votre recherche: votre grand-mère, une coiffeuse, des témoins. Comment ces vies traversent-elles votre corps?

Parfois ça me questionne et ça me plaît de me dire que si j’étais née à leur place, au même moment, avec le même corps, les mêmes expériences, je serais peut-être exactement comme elles.

Je fais attention à la distance - même si je ne suis pas sûre de toujours la trouver. Je pense le jeu comme une forme de passage: porter des paroles, des gestes, sans les édulcorer, mais sans les écraser non plus.

Parfois, je me sens traversée, presque débordée. Mais j’essaie de rester à hauteur humaine.





Vous laissez volontairement des zones non résolues, des trous, des contradictions. Le récit ne se referme jamais complètement.


Si j’avais voulu tout résoudre, j’aurais trahi la vie. Au départ, je pensais simplement retrouver une tombe. J’ai découvert bien plus que prévu. Je ne cherche pas une vérité stabilisée.

En enquêtant (et en découvrant des choses), forcément cela avait pour effet d’enlever la sclérose à un récit familial assez figé, ça ré-introduisait du mouvement.

La pièce raconte aussi les regards différemment portés sur un homme, une femme, une famille, suivant les époques. Elle dit quelque chose de la seconde moitié du XXᵉ siècle.

Vous avez une manière cinématographique, narrative, de découvrir l’espace dans votre récit...


Il y a effectivement un suspense dans l’enquête, qui intensifie ce côté cinématographique. Mais je dirai aussi que les éléments se sont présentés ainsi. Il y a une part de «hasard»: je n’ai pas choisi ma grand-mère ni ses cent sacs de contrefaçon.

Il y a une drôlerie là-dedans, quelque chose de fictionnel dès le départ.

Les gens que j’ai rencontrés ensuite, leurs récits. Tout cela s’est révélé passionnant à investiguer, et encore très théâtral. Ce que j’aime, c’est que mon grand-père n’est finalement évoqué que par d’autres.

On se rend compte qu’on a besoin d’un récit pour faire sens, et chacun e raconte les choses depuis son angle. C’est vertigineux: on ne se connaît pas seulement par soi-même, mais aussi par la manière dont les autres nous perçoivent.

La musique et la lumière participent beaucoup à la dilatation du temps, à cet état quasi hypnotique, immersif dans lequel le public est plongé.

Nous avons travaillé avec Andreas Lumineau pour la musique et Gildas Goujet à la lumière. Au fil d’une collaboration intuitive. La musique commence avec quelque chose d’épique, puis glisse doucement, presque subliminale, pour créer un état de réception particulier.

Les sons apparaissent, se répètent, entraînent.

Pour la lumière, Gildas a créé des ambiances spectrales, des quasi-nuits par moments qui jouent avec des peurs presque primaires. L’idée était d’immerger les gens, de les faire basculer dans un autre rapport au temps, à l’attention.

L’enquête, dans la réalité, est longue, sinueuse, pleine de fausses pistes. D’où cette envie de rendre cette sensation vertigineuse par moments, comme l’est la tentative de retracer une vie...

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Dans ton intérieur
Les 9 et 10 janvier 2026 au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains

Julia Perazzini, conception, écriture, interprétation
Louis Bonard, collaboration artistique, dramaturgie et regard extérieur

Informations, réservations:
https://www.theatrebennobesson.ch/programme-25-26/dans-ton-interieur



*L’hypnose ericksonienne repose sur une hypnose indirecte, utilisant le langage, les métaphores et les ressources propres du patient. Contrairement à l’hypnose directive

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