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Mémoires de l’ineffable et au-delà

Publié le 11.04.2023

Sous le titre Traces, le Ballet du Grand Théâtre interprète au BFM du 19 au 23 avril, Thr(o)ugh de Damien Jalet et Vïa de Fouad Boussouf. Thr(o)ugh s’inspire de deux sources contrastées. En premier lieu, se déploie la mémoire d’un rituel nippon de l'Onbashira découvrant des hommes juchés sur d’impressionnants troncs d’arbre dévaler des pentes montagneuses. Dans un second temps, le souvenir du vécu traumatisant d’une attaque terroriste de novembre 2015 à la terrasse d’un café parisien, dont l’artiste fut un proche témoin.

Pour cette chorégraphie d’états seconds, somatiques et risqués, l’œil détaille un immense cylindre posé sur scène. Les interprètes l’évitent, s’y accrochent, le traversent tel un tunnel entre la vie et l’au-delà. On y ressent la fragilité de destinées tragiques broyées par l’Histoire et leur force de résilience. L’ensemble se déploie sur la musique du compositeur autrichien d’électro Christian Fennesz et les effluves mélancoliques d’une chanson passée par Nina Simone, Who Knows Where The Time Goes.

Cette soirée Traces comprend aussi en création mondiale, Vïa de Fouad Boussouf. Un opus faisant dialoguer hip-hop métissé d’alphabet contemporain avec l’énergie brute de la terre et de la rue africaines. Rencontre avec le chorégraphe Damien Jalet.



Comment est né Thr(o)ugh?

Damien Jalet: Le spectacle correspond à un moment de doutes et d’interrogations dans ma vie. Après les attentats, je me demandais si la force de créer pouvait persister. Réaliser cette pièce fut ainsi une forme de catharsis même si j’ai commencé à imaginer cette création avant d’avoir été le témoin d’une attaque terroriste. Il y a l’essai de transformer un vécu qui me bloquait dans les mêmes images revenant en boucle en une expérience artistique et humaine pouvant être partagée.

Malgré le fait que Thr(o)ugh n’ait été joué que quatre fois à sa création, ce spectacle a laissé de profondes traces en moi. D’où l’envie de le revisiter avec le Ballet du Grand Théâtre.



Sur d’autres dimensions du spectacle...

À l’époque des attentats, je ne voyais guère que des corps bouger tels des Crash Test Dummies*. Soit des copies de corps pris permettant de comprendre comment une anatomie réagis lors d’un choc accidentel afin d’améliorer la sécurité d’un véhicule par exemple. À mes yeux, le spectacle pose amplement la question de la sécurité étant physiquement éminemment exigeant.

En témoigne la scène où ce tunnel devient un véritable rouleau compresseur. D’où le besoin de montrer des corps malmenés. Ou mis dans une situation de panique débouchant sur une vraie volonté de survie.

Et pour le monumental cylindre...

L’idée était que les danseurs et les danseuses interagissent avec la gravité de ce cylindre roulant sur lui-même. Ce dernier en devient un élément que les interprètes peuvent pousser et qui les aspirent dans la recherche d’une forme de balance et d’équilibre avec cet élément.

Si l’image première était celle d’un tronc, qui roule au contact de la gravité, évoquant le rituel japonais de l'Onbashira, elle changea après les attentats. Se trouver proche d’un tueur pourvu d’une arme automatique fit que certaines personnes ont pu passer à travers les mailles de son tir mortel alors que d’autres non. Du coup, ce tunnel en devient le canon d’une arme. Mais aussi une forme de pont entre un ici et un ailleurs.

Ainsi dans le théâtre Nô, le Hashigakari est un pont utilisé par les acteurs pour les représentations. Ils sont semblables à des fantômes venus raconter leurs traumas et ce qui s’est déroulé dans un autre monde.





Il existe une mise en écho des corps dans ce cylindre géant figurant aussi le canon d’une arme. De l’Homme de Vitruve cher à la Renaissance et à Vinci à la déesse Kali, symbole de la préservation, de la transformation et de la destruction en passant par les recherches photographiques d’Edward Muybridge décomposant le mouvement et la motricité.

Assurément, ces références peuvent être lues, bien que le processus de création ait été largement intuitif. J’ai ainsi compris, a posteriori lors d’une répétition de Thr(o)ugh, que les danseurs et danseuses se révélaient être des fantômes. La scène figure une forme de passage ouvert vers un au-delà ou un ailleurs d’état de corps et présences. Il existe aussi une forme d’ellipse temporelle, un vacuum aspirant les interprètes. C’est ce qu’évoque aussi comme un lointain écho à ce feuilleté temporel, la chanson de Nina Simone, Who Knows Where The Time Goes.

Convoquer, au terme du spectacle, le symbole de l’humanisme européen de la Renaissance qu’est l’Homme de Vitruve rejoint à mes yeux une forme de recherche d’apaisement. En d’autres termes, une connexion, un transit faisant que les âmes passent.

Ayant rencontré une personne qui a assuré l’évacuation du métro bruxellois lors des attentats terroristes de mars 2016 **, celle-ci évoquait avoir contribué à faire passer les âmes. C’est le sens de la fin de Thr(o)ugh: Voir les âmes passer pour qu’elles retrouvent une forme de sérénité et d’humanité, d’appartenance et de continuité.





Vous êtes aussi attaché aux rituels cathartiques et au monde de la nuit, ses dancefloors...

À ce titre, la danse ouvrant la pièce est effectivement cathartique, viscérale, collective et libératrice d’énergies. Tout ce que je réalise possède in fine une relation viscérale, organique, spirituelle à la vie. Que les pièces jouent de la lenteur ou de la vélocité, elles ont ce côté viscéral et vital. D’autant plus avec Thr(o)ugh, qui marque ma confrontation intime avec la mort. Si je ne suis pas parti ce jour de novembre 2015, la célébration de la vie doit ici demeurer et se pérenniser. D’où le souhait de conjuguer des forces contradictoires si vitales et mortifères dans le même temps, découvrant des êtres fantomatiques qui dansent sur l’abîme. Il existe un élément vital agitant les interprètes alors que ces derniers sont en fait déjà partis dans un autre monde, n’étant littéralement plus là. C’est sur cette contradiction que s’articule le spectacle.

Quelle est l’exigence principale pour les danseurs et les danseuses du Ballet du Grand Théâtre?

Pour les interprètes, c’est la nécessité de trouver une sécurité corporelle ensemble jusque dans une connexion extrême les reliant. Même si l’on songe à l’intuition de l’écrivain noir-américain et militant des droits civils James Baldwin suggérant en substance que l’art est là pour rappeler que la sécurité est une illusion. C’est cela que m’a appris cet attentat parisien où je ne dois possiblement la vie qu’à une fuite éperdue. Thr(o)ugh est un hommage à cette course et joue ainsi très concrètement sur une réalité pouvant écraser l’humain.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Traces
Du 19 au 23 avril au Batiment des Forces Motrices (BFM),
dans le cadre de la saison du Grand Théâtre de Genève (GTG)

Programme:
Thr(o)ugh - chorégraphie de Damien Jalet
Vïa - chorégraphie de Fouad Boussouf - Création mondiale

Ballet du Grand Théâtre


Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-22-23/traces


*Mannequins virtuels ou réels de simulation d'impact pour accidents notamment.

** Le 22 mars 2016, des éléments de l’État islamique commettent des attentats suicides à l’aéroport de Bruxelles puis dans une rame du métro Maelbeek à Bruxelles. Bilan: 32 morts et 350 blessés. Les attentats de Bruxelles ont été perpétrés par une cellule terroriste commune aux attentats de Paris et Saint-Denis du 13 novembre 2015 (130 morts et 413 blessés). Le 29 juin 2022, au terme d’un procès de plus de dix mois, Salah Abdeslamm, seul survivant du commando terroriste, a été condamné à la perpétuité incompressible. Pour les 19 autres accusés, des peines allant d’un an de prison ferme à la perpétuité incompressible ont été prononcées.