Multilinguisme émancipateur
Voici une libre adaptation de l’histoire illustrée de l’auteur norvégien multiprimé Håkon Øvreås, Maaron (titre original: Brune). Mais la fable se présente aussi comme un exercice d’émancipation conçu avec une équipe artistique multilingue et des enfants lors d’ateliers.
Tout le paysage théâtral surgit sur le vif au plateau au gré d’une suite de métamorphoses, jeux de langues proches de la magie et voix adultes délivrées par cassétophones.
Le pitch? Le jeune Bruno perd son grand-père bien-aimé après avoir déménagé. Autant de deuils à vivre.
Et patatras trois garçons plus âgés saccagent sa cabane construite avec un ami. Quand le monde réel te percute de plein fouet, pourquoi ne pas en créer un autre par l’imaginaire, où tu peux te réaliser?
Ni une ni deux, l’enfant se songe en justicier pacifique repeignant en marron le vélo de l’un de ses harceleurs. Puis la bicyclette d’un deuxième chenapan est également ripolinée. Mais de noir par un ami de Bruno. Avant que Laura, l'ange bleu, ne pulvérise sa peinture couleur ciel.
Sensible à cette justice compensatoire des super-héros et héroïnes, Eric Devanthéry a déjà monté Trois minutes de temps additionnel de Sylvain Levey à Am Stram Gram (2017), à destination d’un public intergénérationnel à partir de 8 ans. Un périple pendulant entre naïveté et cynisme en terre footballistique anglaise abordant les filières qui grugent certains joueurs africains.
Ce choix d’un théâtre du présent par ses situations et enjeux, sa langue et musicalité sera naturellement celui d’Eric Devanthéry à la tête du Théâtre du Grütli, rebaptisé Les Scènes du Grütli dès juin 2024.
Cet homme de théâtre n’a pas oublié une idée chère à Bertolt Brecht. Celle de réactiver formes, sujets et fables. Pour les refigurer et les prolonger, en nous les rendant proches et universels.
Sur le multilinguisme qui est l’ADN de Super Bruno?
Eric Devanthéry: Il se trouve que je travaille sur d’autres projets en compagnie des deux comédiennes de Super Bruno, Sibylle Mumenthaler et Ute Sengebusch.
L’une d’entre elles avait découvert ce texte en allemand que j’ai lu dans son édition française. Ces deux actrices vivant à Bâle, la productrice à Zurich et une dramaturge au Tessin, ce projet pouvait refléter une part de nos identités au plan des différentes régions linguistiques qui composent la Suisse. Ceci en se réalisant précisément en plusieurs langues.
Il faut souligner que le multilinguisme n’est pas mis en jeu dans le récit originel signé Håkon Øvreås. Si ce n’est dans les jeux de mots entre «brun» et «Bruno». Un enfant devenu super héros repeignant tout en brun. Les protagonistes recourent ici au langage, au son, pour favoriser la création d’un autre monde possible.
Ce plurilinguisme se retrouve donc à sa manière au cœur du processus artistique de création. L’accent y est mis sur les échanges entre Bâle, Genève et le Tessin et de savoir-faire par les équipes artistiques et techniques qui s’y retrouvent engagées.
Exactement. Cet espace de l’entre-deux est la place laissée à l’imaginaire des spectatrices et spectateurs. En d’autres termes, tout se joue dans la composition de ce que l’on entend et regarde. Mais aussi dans les émotions ressenties et données à voir.
Au début du spectacle, l’importance de la colonne sonore est affirmée comme élément agissant.Pour la musique, le quintet à l’origine de Super Bruno a pu compter sur l’apport de Cyril Bondy, formidable musicien déjà présent dans Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen que j’ai monté. Il l’était au sein du groupe Cyril Cyril pour la musique originale créée à partir des mots de l’auteur danois et sortie depuis en album. Virtuose, il développe une approche dramaturgique de son travail.
Nous avons ainsi une large palette de sons de poulies, grincements et éléments atmosphériques. Le jeu du musicien compositeur allie percussions et cloches. Il est le fruit de longues séances d’improvisations. Quant au travail réalisé par les comédiennes en dialogue avec des cassétophones, il est lié à nos propres enfances dénuées de la constellation numérique d’aujourd’hui.
Sans y avoir nécessairement pensé, je pense que le théâtre est profondément lié avec les fantômes et ce qui n’est plus. Dans Super Bruno, les comédiennes parlent au grand-père absent venant de décéder par le biais des cassettes. Elles y enregistrent aussi leurs voix. Et l’on comprend qu’une forme de rapport épistolaire sonore existe entre le petit garçon Bruno et son grand-père.
Les pistes vocales inscrites sur cassettes traduisent aussi les adultes que nous sommes devenus au sein de l’équipe artistique. De plus, l’enregistreur permet une suspension du temps et une dimension de médiation différée. Des dialogues se construisent entre Bruno, son amie et son ami. Dialogues différés, car il faut le temps de recevoir la cassette, d’y répondre et de renvoyer l’enregistrement.
C’est plus généralement une interrogation qui traverse régulièrement mon travail de metteur en scène et la personne que je suis. Il est une idée fondatrice du théâtre, c’est que les morts viennent toujours à se relever à la fin. C’est ma manière artistique de conjurer l’inéluctable.
Pour la fable, Bruno change de ville pour se rapprocher de son grand-père malade. À son arrivée, le vieil homme décède. Quant à eux, ses parents sont absents, car occupés par leur deuil et ses formalités administratives. La réalité de se retrouver seul dans cette nouvelle ville, se confrontant à des enfants plus âgés qui le harcèlent.
Nait de ce déplacement et deuil, un super-héros se manifestant la nuit. Avec du brun badigeonné sur les yeux. Et fort d’un pouvoir en somme ridicule et fantastique. A savoir la capacité de repeindre les choses en brun. Avant que son ami Jack n’opte pour le noir et son amie Laura se consacre au bleu dans l’univers des super-héros et héroïnes.
C’est une belle manière de moduler sur l’imaginaire par la peinture et le jeu enfantin notamment. Et sur ce qui se déroule la nuit pendant le sommeil à travers tout une exploration rencontrant une pièce de tissu de taille variable et des fumerolles pour figurer espaces et situations successives. Ce pan de tissu peut évoquer tour à tour l’eau, la cabane construite en forêt ou le couvre-lit de Bruno. Comment pour l’enfant, des univers naissent de quelques éléments bricolés, actionnés et manipulés.
Il est également question du sérieux de l’enfance relativement à l’imaginaire. À l’instar d’un personnage demandant ce qui se passe lorsque les gens ne sont pas là, cette pièce est traversée de questionnement sur l’absence. Ces interrogations philosophiques peuvent être entendues et lues à tous les âges.
Diversité, oui. Mais cela ne signifie pas éclectisme. Dans les grandes lignes, ce projet pour la direction du Théâtre du Grütli renommé Les Scènes du Grütli sonne comme un retour à la polysémie attachée au mot. Et donc à la pluralité des genres théâtraux que je n’oppose pas. Réaffirmer une diversité pour tenter de diversifier les publics, c’est l’esprit.
Loin d’évoquer un équilibre entre les genres, il s’agit de ne pas les confronter. Selon moi, il existe autant de propositions et d’idées de spectacles et d’artistes au fil d’un éventail des possibles voulu large. Il va des réalisations abstraites et les moins narratives qui soient. Jusqu’aux créations composées à partir d’un texte. Qu’il soit théâtral ou non. Classique remontant aux Grecs notamment et/ou contemporain venant d’être écrit. Sans vouloir donner dans le melting pot.
Ce qui m’enthousiasme désormais aussi dans le travail de programmation de saisons théâtrales? Pouvoir promouvoir un univers de créations et accueils ainsi que d’actions culturelles dans des sites itinérants, souvent délaissés par le théâtre. Et qui fassent sens dans leur globalité. Ceci dans le dessein d’intéresser et d’amener de nouveaux publics aux arts vivants de la scène.
Restant metteur en scène et traducteur, ces réalisations doivent pouvoir donner la parole et l’expression à des créations et spectacle si différentes de ce que je fais habituellement. Mon dessein le plus cher est d’organiser un théâtre du présent interrogeant notre ici et maintenant tout en préservant notamment un sens de la comédie jubilatoire. Cela à partir d’envies et de désirs, tout en laissant une place conséquente à ce que je saurai accomplir en scènes. Je me veux ainsi au service de la profession.
Ce geste renoue avec ce qu’Antoine Vitez faisait dans les années 70 à Ivry*. Du quartier des Avanchets au sentier du bord du Rhône, ce geste pop-up favorisera, je l’espère, une sensibilisation à la création théâtrale. Dans mon esprit, il ne s’agit pas de transporter extra-muros la Maison Théâtre avec sa technique et ses effets.
Par le choix d’espaces géographiques ou socio-culturels, pourquoi ne pas développer un projet d’arts vivants spécifique, singulier et souhaité aussi léger qu’épuré? C’est tout l’enjeu, le pari de ces pop-ups, tendre une première main à des publics qui, peut-être par appréhension ou en se persuadant de ne pas en avoir les codes, n’ose pousser les portes de la Maison des Arts du Grütli. Puis de leur permettre de pousser leurs portes de l’imaginaire grâce à des spectacles qu’ils.elles pourraient venir découvrir.
Super Bruno
Du 6 au 10 décembre au TAMCO, Genève
Tout public, dès 7ans
Un projet de Cyril Bondi, Corina Caviezel, Eric Devanthéry, Salome Egger, Cristina Galbiati, Jacques et Brigitte, Nastasia Louveau, Philippe Maeder, Sibylle Mumenthaler, Johanna-Maria Raimund, Francis Rivolta, Ute Sengebusch
Informations, réservations:
https://tamco.ch/productions/super-bruno
* Le Théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine est demeuré à jusqu’à nos jours un lieu de recherches et de diffusion qui se range résolument du côté des artistes en défense de leur liberté de créer. Il propose des actions culturelles et pédagogiques dans le but de s’implanter dans la cité auprès des habitant.es par des spectacles collectifs et des formes courtes. Comédien, metteur en scène et poète, Antoine Vitez (1930-1990) est une figure centrale du théâtre en France au siècle dernier. À Avignon, l’un de ses anciens élèves, Eric Louis, signe en 2021, De toute façon, j’ai très peu de souvenirs autour de Vitez. «Il structure encore maintenant notre regard sur le monde. Il nous appelait à nous libérer des idées reçues sans jamais oublier le plaisir de jouer», confie-t-il à Télérama, ndr.