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Mise en abyme

Publié le 10.05.2023

Le metteur en scène Elidan Arzoni est possiblement le premier en Suisse à porter à la scène George Kaplan du dramaturge français Frédéric Sonntag. A découvrir au Théâtre du Loup, du 23 mai au 4 juin, voici une comédie politique mêlant activistes clandestins style bras cassés, scénaristes étasuniens et membres d’un gouvernement invisible pour tenter de refigurer, voire épuiser toutes les fictions possibles.

Ceci à partir de la figure de George Kaplan, Monsieur Tout-le-monde et héros malgré lui du thriller aux situations absurdes et délirantes, La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock au parfum psychanalytique. On y retrouve un Cary Grant à la brillance de gomina et d’une classe infinie. A ses côtés, une agente ennemie bientôt amante, la blonde incendiaire et tourmentée campée par l’éternel féminin, Eva Marie Saint. George Kaplan est donc une coquille vide, agent créé de toutes pièces par la CIA dans le film.

C’est une manière pour Frédéric Sonntag d’enquiller les personnages hauts en couleur et les situations croquignolesques à l’image de poupées russes. Tissant une architecture virtuose de dédoublements et correspondances souterraines entre les trois scènes de sa pièce, l’auteur invite à réfléchir sur les rapports de forces au sein de groupes successifs.

Son écriture ouvre sur une intrigue en forme de puzzle questionnant certains mensonges médiatiques et des réseaux sociaux ainsi que le storytelling ultralibéral. De manière étonnante, la pièce réfléchit au spectacle en train de se jouer et ses possibles. Ce faisant, elle retrouve épisodiquement le burlesque gore et forain du dernier opus de la franchise Scream. Avec son côté méta et la mise en abyme permanente de ses propres scénarii échevelés, situations surréalistes et protagonistes déconcertants. Jusqu’au nonsensique. Dialogue avec Elidan Arzoni.



Quels sont les éléments qui vous ont attiré dans George Kaplan?

Elidan Arzoni: En premier lieu, la virtuosité de l’écriture, hyperréaliste et travaillée à la manière d’une partition musicale. L’auteur a ainsi indiqué en didascalies des passages marqués d’un long tiret indiquant une interruption de la phrase, là le moment où la parole est coupée par une autre. Mais aussi l’endroit où les répliques se tuilent. Voici une pièce jubilatoire et brillante tout en étant d’une grande actualité.

Ensuite son sens du comique irrésistible parfois ravageur. Ce comique porte toutefois sur des sujets fort graves et sérieux. Ecrite en 2011, la pièce recèle aussi des accents quasi prophétiques, dans sa mise en lumière du complotisme chère à l’alt-right (ou extrême droite) étasunienne et la mouvance conspirationniste QAnon ayant encouragé l’assaut sur la démocratie américaine et le Capitole, le 6 janvier 2021. Mais aussi dans sa vision d’un néo-libéralisme pouvant évoquer une forme de néo-totalitarisme de la pensée.



Votre vision de La Mort aux trousses?

Au-delà d’une coquille vide, ce que je considère comme le chef-d’œuvre hitchcockien par excellence nous montre l’essence de la dramaturgie d’une intrigue de film d’espionnage gravitant autour d’une non-personne. Le publicitaire incarné par Cary Grant, Roger Thornhill, se retrouve dans un bar. Lorsqu’un bellboy (groom d’un restaurant) passe appelant le nom de George Kaplan, tandis que Thornhill lui-même souhaite simplement demander où se trouvent les téléphones, lève sa main.

Or ce geste est aperçu par les sbires du Méchant. Dans le contexte de la Guerre froide, ces derniers vont l’identifier comme étant George Kaplan. Avant d’essayer de l’assassiner et de lui faire traverser une suite d’aventures à rebondissements. Le point de départ de la fable est donc un simple quiproquo.

Et sur la pièce?

Le film aborde de manière inventive et parfois énigmatique l’impact de la fiction (l’invention de la figure de l’espion George Kaplan qui n’existe pas) sur la personne fictive de Roger Thornhill jouée par Cary Grant. A partir de La Mort aux trousses, Frédéric Sonntag a multiplié cette dimension des effets des fictions sur nous, êtres humains. S’il existe différentes formes de fictions, elles sont toutes manipulatoires. Ceci jusqu’aux fictions artistiques que l’on pourrait qualifier de bienveillantes.

Parmi les autres types de fictions, il en est des publicitaires, médiatiques ou politiques. Celles-ci permettent sous un prétexte fallacieux d’envahir un pays comme l’Irak pour couvrir de vraies motivations géostratégiques et économiques. Une intervention qui s’est soldée au final par plusieurs millions de morts*.





Une pièce puzzle, donc.

La pièce est fuguée, si ce n’est impeccablement codée. Ainsi, une scène renvoie à la précédente ou préfigure celle qui la suit. Deux actrices et trois acteurs jouent chacun.e trois rôles différents. Même si les personnages se révèlent dissemblables, il existe comme un fil rouge les reliant.

Les trois situations proposées par la pièce sont fort différentes tout en tournant autour du nom de George Kaplan. Devenant tour à tour un mystère ou une diversion. En d’autres termes, il y a des effets-miroir tant entre les scènes que les rôles. Une composition jouissive et particulièrement virtuose. Ce d’autant plus qu’une grande part de la mise en scène est décrite par l’auteur au gré des didascalies émaillant sa pièce et mentionnant notamment des films. Je les ai respectées dans leur majorité tout en y ajoutant ma touche personnelle. Mon but? Aller encore plus loin dans la mise en abyme.

Pour le dramaturge français Frédéric Sonntag, le nom de George Kaplan est une sorte de leurre à emplir de fictions et storytelling. Il prend plusieurs visages, en commençant par une cellule d’activistes masqués et utopistes se chamaillant entre eux.

Les masques protecteurs sont essentiels car il s’agit bien d’un groupe d’activistes cherchant à rester anonyme, le Groupe George Kaplan (GGK). Ensemble ils.elles s’essayent à introduire leur grain de sable au cœur d’une machine néo-libérale contestée. Leur démarche visant à l’assomption d’une Révolution se révèle éminemment procédurière dans son aspiration à une démocratie pure. Et franchement drolatique.

A mes yeux, les masques sont emblématiques d’une pièce qui charrie de multiples dimensions politiques. Ainsi l’auteur dit précisément qu’un masque pourrait représenter tel ou tel personnage de fiction. Sans toutefois en imposer aucun. Du fait de leurs dissensions et tensions internes, ces Pieds Nickelés de la démocratie ne parviennent d’ailleurs jamais à un consensus.





Cette pièce interroge aussi le complot et la paranoïa.

L’époque récente a effectivement vu l’affirmation et la multiplication de groupes et groupuscules que l’on peut appeler - à tort ou à raison – complotistes. Cependant le terme complotiste est aussi devenu une étiquette fourre-tout prompte à caser toute pensée autre que la pensée mainstream.

La troisième scène aborde une forme de culture de la peur entretenue au sein des membres d’un gouvernement invisible imaginé par Frédéric Sonntag. D’autres groupes, eux, s’interrogent sur des dimensions troubles du néolibéralisme.

Mais encore.

De nombreuses enquêtes journalistiques, dont celle récente de Mediapart sur le Groupe LVMH, ont souligné le rôle parfois trouble joué par des grandes fortunes sur des démocraties en termes d’influence et de concentration de médias entre leurs mains, par exemple.

Des régimes démocratiques dont certains se demandent s’ils sont encore pleinement démocratiques. C’est à toute cette réflexion incroyablement stimulante et abordée sur un mode ludique et burlesque de comédie d’espionnage qu’invite la pièce.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


George Kaplan
Du 23 mai au 4 juin

Frédéric Sonntag, texte - Elidan Arzoni, mise en scène
Avec Avec Sophie Broustal, Vincent Jacquet, Frédéric Landenberg, Sophie Lukasik et David Marchetto

Informations, réservations:
https://theatreduloup.ch/spectacle/george-kaplan/

* Si le nombre des victimes du conflit n'est pas connu précisément les estimations vont de 100’000 à plus d'un million de morts pour la période 2003-2011, tant parmi les militaires que les civils, ndr.