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Des mots qui inventent des mondes

Publié le 26.01.2023

A découvrir au Théâtre Am Stram Gram du 3 au 12 février dans le cadre d'une tournée romande*, Le Nom des Choses de Muriel Imbach explore le rapport sans cesse redessiné les choses, leurs noms et concrétudes.

Existe-t-il un mot juste? Pour les enfants dès 7 ans et tout public, les mots sont ludiquement interrogés, reformulés, triturés. On joue de leur sens pour créer un monde nouveau, imaginaire et sonore. Cinq personnages se retrouvent pour imaginer malicieusement et avec sagacité un vivre-ensemble.

En portant un nom qui peut parfois être réinventé, la chose révèle une vérité sensible. Oui, elle peut être différente du nom auquel elle répond. Pas de doute, les interrogations petites ou grandes sont l’humus du parcours de Muriel Imbach, grandie aux côtés d’une père philosophe. Ses spectacles se basent notamment sur des ateliers, discussions et réflexions recueilles en classes. Sur un canevas tout aussi ludique, immersif et réflexif, Muriel Imbach a notamment créé À l’envers, à l’endroit, Sélection Suisse en Avignon 2021. Rencontre.


Qu’explorez-vous du lien pluriel et parfois délicat entre le mot, la chose et sa réalité?

Muriel Imbach: L’idée de départ était de proposer, à hauteur de 7 ans, une réflexion autour de plusieurs questions. Pourquoi les choses ont-elles un nom? En quoi la façon de nommer les choses influence-t-elle la perception que nous avons du monde?

Pour y parvenir, épaulée par Prophilo (une association spécialisée en philosophie pour les enfants), je me suis rendue dans des classes de 4 à 8P (7-12 ans, ndlr.) durant l’automne. Ceci afin de les questionner à ces sujets. Mais surtout de travailler avec elles et eux autour des jeux de mots, de la poésie, du vocabulaire. Pour tenter de décortiquer ce que les enfants perçoivent de l’importance du langage dans leur relation au monde.



Et pour les ateliers?

Nous en avons mené une cinquantaine à Genève, Nyon et Vevey. Chaque classe est rencontrée plusieurs fois, tant il faut apprendre à échanger après s’être jaugé et voir comme le dialogue serait possible. Nous questionnons les évidences et réfléchissons collectivement avec les enfants pour pousser nos réflexions. Ces ateliers, menés en parallèle à une recherche documentaire et théorique sur le sujet, servent de fondation à l’écriture du spectacle.

Pour une précédente création, Le Grand Pourquoi, vous avez réalisé une forme de poème. Et ici sur le rôle des pourquoi?

Le Pourquoi permet une interrogation particulièrement féconde adressée aux enfants, par exemple: Pourquoi ceci s’appelle une table et pas un radeau? L’enfant a la capacité de créer des mondes incroyables en explorant les conséquences de cette inversion. «Si le nez s’appelait aubergine, on pourrait en faire de la ratatouille», me confiait une voix.

On obtient donc des formes de poétisation du monde qui confinent parfois à l’Absurde. Mais ce qui m’étonne, c’est la logique souvent implacable du raisonnement. Les enfants sont ainsi capables de pousser une forme de raisonnement par l’Absurde et la poésie tout en gardant un certain sens dans leurs esprits. Au plateau, ces propos se révèlent un formidable tremplin pour improviser et imaginer des mots nouveaux.

Vous avez été marquée par un documentaire du Belge Boris Van der Avoort, Le Nom des choses, réflexion sur l'implication du langage dans notre manière de percevoir et de concevoir le monde.

Oui. Le film nous plonge au cœur d'un atelier de philo pour des classes d'écoles maternelles et primaires. En compagnie d’enfants de 4 à 11 ans, qui s'interrogent sur la relation entre mot et chose. Des enfants réfléchissent à l’origine et au sens des mots avec humour et poésie.





Existe-t-il alors un côté marboutdeficelle?

J’ai pu remarquer que les enfants oscillent entre une pensée ludique, maraboutdeficelle en quelque sorte, et une sagesse parfois étonnante. En généralisant légèrement, nous, adultes, avons beaucoup à apprendre des enfants. Nous essayons ainsi souvent de saisir le monde, une situation, un objet par un raisonnement logique, une argumentation.

Ce que j’aime dans la pensée des enfants? Une manière de prendre et se saisir ce qui leur arrive sous forme parfois d’illumination semblable à une trouée dans les nuages, un rythme de pensée très rebondissant et dynamique.

Comment nait alors votre dramaturgie sur ce ressenti?

L’un des défis de notre méthodologie de travail est de mêler la saveur parfois naïve des idées des enfants aux propositions plus théoriques que nous glanons lors de nos recherches. Durant le travail de préparation, nous avons rencontré un philosophe, Agustin Casalia, ainsi qu’un psycholinguiste, Pascal Gygax, qui ont apporté de nombreuses et riches réflexions à toute l’équipe.

Notre travail dramaturgique se construit ainsi par l’expérimentation. Nous faisons des allers-retours entre l’écriture de plateau et la table, la relecture des comptes-rendus des ateliers et l’infugration (infusion + digestion, ndlr.) du travail de recherche.

Ce n’est donc pas un théâtre documentaire?

Lorsque l’on pratique du théâtre jeune public, les enfants ont naturellement envie que la pièce aille au-delà de la simple restitution de leurs propos en un simple effet miroir. On ne peut donc pas leur servir un inventaire ou catalogue des pensées, intuitions et suggestions de leurs camarades. On ne peut pas non plus leur servir une liste de théories.

Les enfants ont envie d’apprendre et que les questions soient creusées, tout en partant de leurs perspectives et références. Mon envie est toujours de déplacer le spectateur et la spectatrice hors de son cadre habituel de pensées aisées qui lui seraient accessibles immédiatement. Et parvenir à semer les bonnes questions.





Une bonne question qui vous est chère?

A quel point le langage peut ou non changer le monde et à dans quelle mesure il peut déterminer notre vision de celui-ci, me parait une interrogation utile à se reposer périodiquement. Je pense, par exemple, pour citer Donna Haraway ou encore Dominique Bourg, que la question du vocabulaire est primordiale pour s’emparer des problématiques sociétales et écologiques actuelles.

Le langage comme outil de domination est également un sujet nécessaire: à quel point le pouvoir des mots peut influencer, abaisser, détruire ou encore rendre visible. Je pense ici autant à la violence verbale, qu’aux questions de langage inclusif. Il y a aussi la valeur tant du silence que de l’écoute relevée par le philosophe Augustin Casalia. Et qui nous permettrait peut-être d’entendre et de percevoir autre chose, d’aller plus loin.

Sur le début du spectacle...

Je l’inscris dans l’actualité d’un monde en constante réinvention: une sorte de monde d’après. Mais plus fondamentalement, cette situation de réel à ré(inventer), c’est précisément ce que à quoi l’enfant est confronté à sa naissance: Débarquer dans un endroit inconnu, devoir faire avec sans tout connaître, ni comprendre, être dans le doute permanent.

C’est une situation où les protagonistes de la pièce sont jetés tout en devant composer avec. Le début du spectacle est ludique. Ainsi sur la manière dont les protagonistes nomment ou taisent le rien et les choses qui les entourent. Les personnages cherchent donc à faire langage et territoire communs. Quelle sera ensuite l’utopie de cette communauté?

Mais encore.

Le philosophe Augustin Casalia rappelle ici que lors d’une arrivée au monde rien n’est préalable en termes de vécu et d’expérience pour l’enfant. Et dans le même temps, tout est déjà préexistant à cette naissance: la généalogie, le lieu, la famille et le pays. Tout est déjà fait et simultanément à faire.

Il y a aussi la volonté de faire écho aux questions écologiques dans notre profondément abîmé. Comment alors le reconstruire? C’est à la fois une dramaturgie postapocalyptique et une réflexion sur comment nous nous construisons en venant au monde. Et participons à le transformer en pouvant faire la révolution par l’imaginaire.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Interview réalisée dans le cadre de la création du spectacle au Reflet - Théâtre de Vevey en janvier 2023


Le Nom des Choses

Du 3 au 12 février au Théâtre Am Stram Gram, Genève

Un spectacle de La Bocca della Luna / Muriel Imbach
Muriel Imbach, mise en scène

Ave Coline Bardin, Pierre-Isaïe Duc, Cédric Leproust, Selvi Pürro, Fred Ozier

Informations, réservations:
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/le-nom-des-choses

*Les 21 et 22 janvier au Reflet, Théâtre de Vevey
Du 25 au 28 janvier 2023 à l'Usine à Gaz, Nyon
Du 3 au 12 février 2023 au Théâtre Am Stram Gram, Genève
Le 25 février 2023 au Théâtre Les Halles, Sierre