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Prendre le pouvoir et le garder

Publié le 09.03.2016

 


Peu de textes dans l’histoire de la philosophie politique sont aussi célèbres que Le Prince de Machiavel, écrit en 1513. Interprété à toutes les sauces par des camps diamétralement opposés, ce traité s’avère d’une éternelle actualité quant à la véracité de la nature humaine dont Machiavel s’est fait l’observateur implacable. Dans Le Prince (tous les hommes sont méchants), Laurent Gutmann a choisi de replacer les propos de Machiavel dans le milieu du stage professionnel où trois participants cherchent à devenir prince, mais surtout à le rester. Les 15 et 16 mars à Château Rouge à Annemasse, le public est appelé à prendre la place qui lui revient: la voix du peuple devant son carnavalesque souverain.

 

Laurent Gutmann ne pensait pas que la pensée politique puisse être aussi tonique et vivifiante une fois mise en scène. Heureux d’entendre un rire libérateur sur le pouvoir à chaque représentation depuis trois ans, le metteur en scène a réussi son pari fou d’allier traité philosophique et théâtre populaire. A travers cette pièce, il démontre de manière accessible à tous que l’acceptation cynique de l’adjectif machiavélique qu’on en fait aujourd’hui ne rend que très imparfaitement compte de la pensée de Machiavel.

Un prince devrait avoir toutes les vertus, ce qui semble difficile et qui pourrait être fragilisant également, l’essentiel est donc de paraître les avoir. C’est une galette des rois qui fournira la couronne, symbole du pouvoir que les stagiaires princes et princesses se cèderont tour à tour au gré de divers jeux imaginés par les formateurs. Pour s’exercer, ils auront accès à un carrosse en forme de demi-voiture. Tous tenteront de conserver le pouvoir par l’apologie du masque, un aspect bien connu de François Mitterrand, qu’en référence à Machiavel on appelait le Florentin.

Formé à l’École de Chaillot, Laurent Gutmann obtient un DEA de philosophie en 1992. En 1994, il crée la compagnie Théâtre Suranné. En 2002, il est lauréat du concours Villa Médicis hors les murs pour un projet en collaboration à Tokyo avec l’auteur et metteur en scène japonais Oriza Hirita. De 2004 à 2009, il prend la tête du Centre Dramatique National de Thionville-Lorraine. Depuis 2009, il dirige sa compagnie La Dissipation des brumes matinales. Parmi ses dernières mises en scène, citons Pornographie de Simon Stephens (2010), La Putain de l’Ohio de Hanokh Levin (2012), Le Petit Poucet ou du bienfait des balades en forêt dans l’éducation des enfants (2012) librement adapté de Charles Perrault et Zohar ou la Carte Mémoire (2015), qu’il a écrit à la demande de ses filles. Rencontre.

 

 

Lorsque vous étudiez la philosophie, pensiez-vous déjà la mettre en scène un jour?

Absolument pas. Lorsque j’ai quitté le milieu de la philosophie pour celui du théâtre que je côtoyais depuis mon adolescence, c’était justement pour dire adieu à la réflexion à partir de concepts et entrer de plain-pied dans la conception du jeu et de l’incarnation des acteurs. J’ai fait le pari de réunir ces deux facettes de ma vie. Je vais d’ailleurs poursuivre dans cette direction prochainement avec De la démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville de 1835. Là où Machiavel réfléchit au pouvoir du Prince, Tocqueville se préoccupe de celui du peuple, de l’homme démocratique.

 

Que nous enseigne ce texte de Machiavel, vieux de 500 ans, sur la pratique de la politique moderne?

Ancien haut fonctionnaire de la république de Florence, Machiavel adresse ce texte au prince Laurent de Médicis qui a repris le pouvoir, avec lequel il espère rentrer en grâce. Dans ce traité il est question de deux choses: comment prendre le pouvoir et surtout comment le conserver. A ces deux questions il répond que tous les moyens sont bons. Dans l’histoire de la pensée, c’est la première fois que le pouvoir est considéré comme une fin en soi. L’actualité de Machiavel reste totale parce que l’histoire n’a pas de sens pour lui, les mêmes mécanismes sont constamment à l’œuvre, il n’y a pas de mouvement vers le progrès, ni vers le déclin d’ailleurs. Le jeu pour le pouvoir est un éternel recommencement de luttes, de victoires et de défaites; l’essence de Machiavel réside dans le fait que quand on a le pouvoir, on sait indubitablement qu’on le perdra un jour. Le scandale ce n’est pas ce qu’il dit, mais le fait qu’il le dise. Et les images renvoyées par ce texte trouvent preneur chez les spectateurs qui se reconnaissent dans ses préceptes.

 

 

Peut-on avancer que le coaching en management en vogue aujourd’hui, dans lequel vous avez choisi de replacer le texte de Machiavel, repose en quelque sorte sur les enseignements de celui-ci?

Le cadre du spectacle est plus précisément la formation, rien ne dit que c’est en entreprise ou qu’ils ont été envoyés là par le Service de l'emploi par exemple. Trois stagiaires participent à une formation de futur prince, encadrés par deux formateurs (Augustin de Monts, Luc-Antoine Diquéro, Maud Le Grévellec, Shady Nafar et Pitt Simon). J’insiste sur le fait qu’on ne sait pas d’où ils viennent, car la question du pouvoir, telle que Machiavel la pose, touche tous les échelons de nos vies: comme citoyen, comme salarié ou dirigeant, dans les rapports homme/femme et éventuellement encore dans le cadre de la famille. Toutes les dimensions de nos existences sont travaillées par cette question du pouvoir auquel nous touchons tous à un moment-donné. En ce qui concerne plus exactement l'intérêt de la pensée de Machiavel pour les futurs managers, je pense qu'elle est peut-être trop évidemment brutale: il ne s’abrite derrière aucune excuse pour raconter des horreurs, là où le management feint de travailler au bien commun.

 

Le public tient un rôle important dans Le Prince. Qu’attend-t-on de lui?

Le public représente une dimension essentielle dans la pensée de Machiavel dont on parle peu: c’est le rôle que joue le peuple. Dans sa pensée philosophique, ce qu’on nomme aujourd’hui machiavélisme, sous-entendant une sorte de dédain pour le peuple, Machiavel le traite de manière beaucoup plus subtile. En substance, il dit qu’on ne peut pas gouverner contre le peuple, non pas parce que le devoir d’un prince serait de satisfaire son peuple, mais parce que cela fragilise trop le pouvoir. Le cœur de la pensée de Machiavel explique qu’on ne peut pas se permettre d’être haï par son peuple si on souhaite conserver longtemps son pouvoir. Le prince devrait donc se faire aimer de son peuple, ce qui n’est pas toujours chose facile, et qu’au minimum il doit s’en faire craindre. Les participants au stage de formation professionnel sont donc confrontés à leur peuple dès qu’ils prennent le pouvoir à travers les jeux mis en place par les deux formateurs. Devant ces prises de pouvoir successives, le public est amené à adouber ou à rejeter le prince régnant.

 

Il semblerait que seul un esprit scientifique puisse prétendre au trône et espérer le garder?

En tous cas un esprit froid et calculateur, mais il est difficile de le rester tout le temps, souvent on chute parce qu’on s’est laissé happer par une passion.

L’ennemi de Machiavel, c’est l’idéalisme, ce en quoi je me retrouve en lui. Dans Le Prince, il ne cesse de répéter qu’il faut prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on aimerait qu’ils soient. Et c’est à partir de cela qu’il propose sa pensée politique. De son pessimisme radical sur la nature humaine naît une idée politique harmonieuse. Comme Machiavel l’écrit déjà dans son Discours sur la première décade de Tite-Live: «Tous les hommes sont méchants, ils ne font le bien que par nécessité». Devant ce constat, la responsabilité de la politique est de donner un cadre à ces hommes afin de les protéger d’eux-mêmes.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Le Prince, d’après Nicolas Machiavel, mise en scène de Laurent Gutmann

Château Rouge à Annemasse les 15 et 16 mars 2016.
Renseignements et réservations au +33.(0)4.50.43.24.24 ou sur le site www.chateau-rouge.net

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